Résumé :
La femme de Michel va mourir d’un cancer. Sortant d’un taxi, il bouscule Lydia, elle aussi blessée par la vie : elle a perdu sa fille dans un accident de voiture et son mari qui était au volant n’est plus que l’ombre de lui-même. Au cours d’une nuit, Michel et Lydia vont apprendre à se connaître « le temps d’une révolte, d’une brève lutte, d’un refus du malheur ».
Avis :
Quand on ouvre un livre, on ne sait jamais ce qui nous attend. Si je connaissais déjà le talent de Romain Gary, je ne m’attendais cependant pas à être à ce point happé par ce roman. Malgré la tristesse de cette histoire il en ressort une beauté que j’ai rarement pu trouver ailleurs dans la littérature.
C’est un roman court, à peine 180 pages, mais rempli d’une intensité très forte qui va crescendo. L’histoire commence donc par une rencontre incongrue lorsque Michel qui sort d’un taxi heurte Lydia. On apprend à découvrir les personnages en même temps qu’ils font connaissance. Michel est saoul de malheur, sa femme est atteinte d’un cancer d’un cancer et sentant la maladie l’emporter elle le supplie de continuer à l’aimer à travers une autre femme et lui demande de partir afin qu’elle puisse abréger ses souffrances tout en restant digne.
Je vais disparaître, mais je veux rester femme. Je te serai une autre. Va vers elle. Va à la rencontre d’une autre patrie féminine. La plus cruelle façon de m’oublier, ce serait de ne plus aimer.
C’est donc avec Lydia que Michel va tenter de trouver patrie féminine. Elle aussi est amochée par la vie : sa fille est morte dans un accident de voiture quant à son mari qui était au volant, il relève maintenant de la psychiatrie. Depuis, elle porte avec elle le deuil de sa fille ainsi que la culpabilité d’avoir abandonné son époux. Ensemble, le temps de la nuit contée dans ce livre, ils tentent de combler leur solitude.
Nous vivrons après. Pour l’instant, il s’agit seulement de donner une chance à la chance. C’est une époque où tout le monde gueule de solitude et où personne ne sait qu’il gueule d’amour. Quand on gueule de solitude, on gueule toujours d’amour.
Entre Michel et Lydia, l’alchimie opère vite. Il l’observe avec amour, comme s’ils avaient déjà vécu de longues années ensemble, mais Lydia ne sait plus ce que c’est qu’aimer et craint de ne pas être à la hauteur des attentes de Michel. Jusqu’à la fin du livre on se demande où cette nuit va les mener, si Lydia donnera une chance à Michel ou si l’aube leur sera fatale.
Partez avec moi demain. Ne faites pas la bêtise de passer à côté par excès d’expérience. Partez avec moi, donnez une chance à l’impossible. Vous n’avez pas idée à quel point l’impossible en a marre et à quel point il a besoin de nous.
En toile de fond, nous faisons la connaissance de personnages atypiques à l’image du Señor Galba, dresseur d’animaux qui entretien une relation très forte avec son chien, ou encore de Sonia, une femme juive qui cultive son malheur.
C’est une véritable déclaration d’amour à l’amour que Romain Gary dresse ici avec une écriture admirable, remplie de douceur et de poésie. Ce livre est un très grand coup de cœur pour moi.
Vous trouverez ci-dessous plusieurs extraits, j’espère qu’ils vous donneront envie de le lire.
Extraits :
Extrait 1/10
J’entrai et la pris dans mes bras. Je sentis ses ongles sur ma nuque. Elle sanglotait. Je savais qu’il ne s’agissait ni de moi ni d’elle. Il s’agissait de dénuement. C’était seulement un moment d’entraide. Nous avions besoin d’oubli, tous les deux, de gîte d’étape, avant d’aller porter plus loin nos bagages de néant. Il fallut encore traverser le désert où chaque vêtement qui tombe, rompt, éloigne et brutalise, où les regards se fuient pour éviter une nudité qui n’est pas seulement celle des corps, et où le silence accumule ses pierres. Deux êtres en déroute qui s’épaulent de leur solitude et la vie attend que ça passe. Une tendresse désespérée, qui n’est qu’un besoin de tendresse. Parfois nos yeux se cherchaient dans la pénombre pour braver le malaise. Une photo de fillette sur la table de chevet. Une photo de fillette qui riait sur la cheminée. Un portrait maladroit, sans doute peint de mémoire. Ce que nous avions de commun était chez les autres mais nous unissait le temps d’une révolte, d’une brève lutte, d’un refus du malheur. Ce n’était pas entre nous deux : c’était entre nous et le malheur. Un refus de s’aplatir sous les roues, d’ainsi soit-il. Je sentais ses larmes sur mes joues. J’ai toujours été incapable de pleurer et c’était un soulagement qu’elle m’offrait. Dès qu’il y eut, chez elle, regret ou remords, chute, gêne et culpabilité, elle se leva, mit un peignoir, alla se recroqueviller dans un fauteuil, ses genoux sous le menton. Je ne m’étais encore jamais vu un tel intrus, dans un regard de femme.
– Je vous en prie, dit-elle.
– Bien. (…)
Elle alla chercher une bouteille de whisky et un verre à la cuisine.
– One for the road, dit-elle.
– Tchin-tchin.
Je bus. Elle m’observait avec amitié.
– C’est… récent ?
– Quoi donc ?
– Vous êtes orphelin d’une femme.
Je regardai ma montre.
– Ca va faire un siècle, dis-je, et je suis parti.
Extrait 2/10
J’avais trop aimé pour être encore capable de vivre de moi-même. C’était une impossibilité absolue, organique : tout ce qui faisait de moi un homme était chez une femme. Je savais que l’on disait parfois de nous, presque sur un ton de blâme : « Ils vivent exclusivement l’un pour l’autre. » J’étais attristé par l’aigreur de ces accents, leur manque de générosité et leur froide indifférence à la communauté humaine. Chaque amour heureux porte nos couleurs : il devrait avoir des millions de supporters. Notre fraternité est enrichie par tout ce qui nous éclaire. La joie d’un enfant ou la tendresse d’un couple brillent pour tous, elles sont toujours une place au soleil. Et un désespoir d’amour qui désespère de l’amour est une bien étrange contradiction.
Extrait 3/10
– Je songe souvent à ce que nous serions devenus si nous ne nous étions pas rencontrés… (…) Il y a tant d’hommes et de femmes qui se ratent ! Qu’est-ce qu’ils deviennent ? De quoi vivent-ils ? C’est terriblement injuste. Il me semble que si je ne t’avais pas connu, j’aurais passé ma vie à te haïr.
– C’est justement pourquoi tu vois tant de gens haineux. Tu vois plein de gens qui haïssent tous ceux qu’ils n’ont pas rencontrés, c’est même ce qu’on appelle l’amitié entre les peuples.
– Et à soixante ans, quand je serai vieille ?
– Tu veux dire le ventre, les seins, les fesses, tout ça ?
– Ben oui. Ca fait peur, non ?
– Non.
– Comment, non ? Quand je serai une vieille peau ?
– Ca n’existe pas, une vieille peau, c’est des histoires sans amour.
Extrait 4/10
Comment veux-tu distinguer le faux du vrai, quand on crève de solitude ? On rencontre un type, on essaie de le rendre intéressant, on l’invente complètement, on l’habille de qualités des pieds à la tête, on ferme les yeux pour mieux le voir, il essaie de donner le change, vous aussi, s’il est beau et con on le trouve intelligent, s’il vous trouve conne, il se sent intelligent, s’il remarque que vous avez les seins qui tombent, il vous trouve de la personnalité, si vous commencez à sentir que c’est un plouc, vous vous dites qu’il faut l’aider, s’il est inculte, vous en savez assez pour deux, s’il veut faire ça tout le temps, vous vous dites qu’il vous aime, s’il n’est pas très porté là-dessus, vous vous dites que ce n’est pas ça qui compte, s’il est radin, c’est parce qu’il a eu une enfance pauvre, s’il est mufle, vous vous dites qu’il est mature, et vous continuez ainsi à faire des pieds et des mains pour nier l’évidence, alors que ça crève les yeux et c’est ce qu’on appelle les problèmes du couple, le problème du couple, quand il n’est plus possible de s’inventer, l’un l’autre, et alors, c’est le chagrin, la rancune, la haine, les débris que l’on essaie de faire tenir ensemble à cause des enfants ou tout simplement parce qu’on préfère encore être dans la merde que de se retrouver seule. Voilà.
Extrait 5/10
Quand on a deux corps, il vient des moments où l’on est à moitié.
– Est-ce que je suis envahissante ?
– Terriblement, lorsque tu n’es pas là.
Extrait 6/10
Je passai aux toilettes et me versai de l’eau froide sur la figure. Je fus encore une fois surpris par la vue de mon visage dans la glace : il n’avait rien à voir avec mes décombres. Ce n’était pas un visage de vaincu. Marqué par la fatigue, mais au fond des yeux il restait encore quelque chose. Je ne dis pas : quelque chose d’invincible. Et pourtant, peut-être y a-t-il invincibilité. Les hommes oublient toujours que ce qu’ils vivent n’est pas mortel.
Extrait 7/10
S’il m’est une idée qui m’est insupportable, c’est de mourir en emportant avec moi ma raison de vivre. Je n’ai jamais bien su ce que cela signifie une femme « très féminine », un homme « très viril », si ce n’est pas être d’abord celui ou celle qu’on aime. Alors, promets-moi. Promets-moi de ne pas faire de ton chagrin une facilité, une dérobade. Une demeure grise entourée de ronces et de ruines. Ah non ! Je ne veux pas que la mort gagne encore plus qu’elle n’emporte. Tu ne t’enfermeras pas à double tour derrière les murs du souvenir. Je ne veux pas devenir aide à la pierre. Nous avons été heureux et cela nous crée des obligations à l’égard du bonheur.
Extrait 8/10
– Vous êtes de ces Français qui n’existent plus : les bâtisseurs de cathédrales… Je ne connais rien aux lendemains, Michel. Je n’ai pas de telles habitudes de luxe. Je suis faite de petits aujourd’hui. C’est un vieux et noble combat, je sais, l’homme, la femme, le couple, envers et coutre tout, mais je n’ai aucune envie d’être historique. Je voulais voir notre visage, parce que le noir est toujours un peu trop complice. Vous étiez couché là, auprès de moi, parmi tant de boucliers brisés et d’épées fracassées et… et moi, qu’est-ce que je deviens, là-dedans ?
– J’ai encore des années de vie devant moi, et c’est toujours ça à donner.
– Je n’en veux pas, de votre vie. Je n’en veux à aucun prix. J’ai déjà bien assez de la mienne. Vous avez réussi quelque chose d’assez admirable : vous avez tout pris à Dieu et vous l’avez donné à l’amour. C’est trop grand, pour moi. C’est trop, pour une femme qui travaille. Regardez-moi bien, mon vieux. C’est plein de coups. Je ne partirai pas en croisade pour libérer le tombeau du couple. Au moins, jadis, les hommes partaient seuls en terre sainte. J’ai envie d’être heureuse pour mon propre compte. Je ne veux pas lutter pour le bonheur de l’espèce. JE ne sais même pas voler, figurez-vous. JE n’ai pas d’ailes. Je suis trop peu de chose et demande encore moins. Un peu de douceur, de tendresse, de gentillesse, et puis le vent l’emporte – et pour quoi pas, pourquoi le vent ne serait-il pas heureux, lui aussi ?
– C’est une façon de me dire que vous êtes très exigeante…
– Eh oui. Très.
– On ne va pas commencer par déplacer les montagnes. Soyez tranquille, les montagnes viendront nous trouver. Si vous croyez qu’il y a chez moi en ce moment un côté « à votre bon cœur, madame », vous vous trompez. Et je ne dis pas : « Je vous aime. » Je dis : essayons. Il n’y a aucune raison de respecter le malheur. Aucune.
Extrait 9/10
Je ne sais plus qui a dit que dans la vie, toutes les réussites sont des échecs qui ont raté…
– La Rochefoucauld ?
– Non, ce n’est pas La Rochefoucauld.
– Oscar Wilde ?
– Non.
– Alors, c’est Lord Byron.
– Non.
– Ecoutez, Lydia, je vous offre ce qu’il y a de mieux. La Rochefoucauld, Wilde, Byron. Les sommets. Avec moi, c’est toujours les sommets. Riez, il fait plus clair. Et ne me dites pas : « Je ne vous connais pas assez. » Ou encore : « J’ai peur de me tromper. » Vous n’allez quand même pas me parler « raison garder », alors que toutes les chances sont à deux contre l’incompréhensible ? Fermez les yeux et regardez-moi. Les vérités ne sont pas toutes habitables. Souvent, il n’y a pas de chauffage et on y crève de froid. Le néant ne m’intéresse pas, précisément parce qu’il existe.
– Romantique ?
– Par rapport à la merde, oui. Il ne s’agit pas de nier la réalité : il s’agit seulement de ne pas se laisser faire. Si nous étions moins heureux, heureux au point d’oublier l’ennemi, Yannick aurait été prise à temps et peut-être sauvée. Nous avions oublié que le bonheur est toujours entouré de dents. D’abord invisible, insoupçonnable, l’ennemi ne s’est révélé que lorsqu’il avait la gueule pleine. La vraie et vicieuse saloperie, d’une haineuse lâcheté.
Extrait 10/10
On nous a séparés à coups de hache. J’ai mal, bien sûr, surtout aux bras et à la poitrine, là d’où on t’a arrachée, aux yeux, aux lèvres, partout où c’est creusé de ton absence, mais cette empreinte profonde et indélébile est devenue sanctuaire de femme, où tout est prêt pour l’accueillir, pour la bénir et lui donner à aimer. Elle est là, elle te regarde pour voir qui je suis, d’où je viens, de quoi je suis fait. Elle est inquiète, il faut du temps, nous sommes encore un peu étrangers l’un à l’autre, hésitants, incertains, il nous manque des discordes, des différends, des heurts, la découverte de nos travers, défauts et petitesses, toutes ces incompatibilités qui nous permettront de mieux nous sculpter l’un dans l’autre, de bricoler nos rapports, de nous ajuster, d’épouser peu à peu nos formes respectives, et la tendresse vient alors enrichir ce qui manque à l’un par ce qui manque à l’autre…
Note :
1977 – 179 pages – ISBN : 978-2-07-037367-3
Romain Gary (1914-1980) – Français d’origine Polonaise
Des personnes ont réagi à cet article
Voir les commentaires Hide commentsUn très beau roman d’amour original en effet, merci de nous le remettre en mémoire avec ces beaux passages !
Un livre merveilleux que quelqu´un de très important sur mon trajet de vie m´a fait découvrir, l´année derniere… notre brève histoire fut aussi intense, complexe et douloureuse que celle de Paul et Lydia, mais je ne regrette rien – sauf le fait que l´amour au jour-le-jour soit tellement difficile à trouver et si facile à perdre. Et je regrette `mon Paul´, qui me manque beaucoup,
tous les jours…malgré tous ce qui, dès le début, nous séparait d´un amour durable.
Bonjour Sandra,
Merci pour votre commentaire. Peut-être aimerez-vous la lecture des « Nuits blanches » de Dostoïevski :
« Une pleine minute de béatitude ! N’est-ce pas assez pour toute une vie d’homme ?… »
Nous en avons parlé ici : https://culturezvous.com/fedor-dostoievski-les-nuits-blanches/
[…] romans remplis de poésie et de beauté. J’avais déjà été séduit il y a quelques mois par Clair de femme où deux écorchés se rencontraient et se lançaient, le temps d’une nuit, dans un refus du […]
[…] c’est peut-être ce qui fait que j’ai été moins sensible à ce livre qu’à Clair de femme ou aux Cerfs-Volants, qui restent mes deux romans préférés de […]
Merci pour ce résumé et cet avis que je partage complètement. « Clair de femme » est un très beau livre servi par une très belle écriture et des émotions très fortes. Je l’ai découvert par hasard en écoutant une émission à la radio consacrée à Romain Gary.
Je viens de perdre ma femme des suites d’un cancer, 15 mois de lutte et les 10 derniers jours dans un service de soins palliatifs. J’avoue que les derniers chapitres du livre m’ont arraché plus d’une larme…Au final, je pense que c’est Lydia qui a raison.
Bien à vous,
Gilles
Merci Gilles pour votre commentaire très touchant. Avec l’épreuve que vous traversez je me doute que « Clair de femme » doit avoir une résonance toute particulière pour vous. Je vous présente mes plus sincères condoléances et me permets de vous recommander la lecture des livres de Christian Bobin, qui vous seront peut-être d’un certain secours pour faire face à ces moments ô combien difficiles.
Bien cordialement,
Antoine
Merci beaucoup Antoine.
Gilles