C’est un fait : nous ne sommes jamais plus isolé que lorsque nous sommes amoureux. De l’aube au crépuscule d’une histoire, le sentiment amoureux nous enferme dans une forme de solitude.
Comment trouver chez autrui une oreille suffisamment compréhensive pour prendre la mesure de ce que l’on vit et qui est, par définition, profondément personnel et unique. Unique ? peut-être pas tant que ça car l’on se rend rapidement compte que beaucoup ont vécu ce “soleil rouge que l’on nomme l’amour” (1). Pourtant, si notre société accepte de plus en plus de parler de sexualité, les sentiments restent tabou. On se risque peu à étaler ce que l’on ressent sur la place publique au risque de passer pour bête.
Roland Barthes fait ce constat dès 1974 et, en bon linguiste, cherche à explorer le discours amoureux. Un travail qui donnera lieu en 1977 à la publication d’un livre unique en son genre : les Fragments d’un Discours Amoureux. Des fragments, oui, car cet ouvrage se présente comme un dictionnaire, un abécédaire des sentiments qui invite le lecteur à piocher, selon son ressenti, entre (s’)Abîmer et Vouloir-saisir.
L’autre particularité de ce livre c’est qu’il est écrit à la première personne. Il commence d’ailleurs par cette phrase : “C’est donc un amoureux qui parle, et qui dit…”. A travers les paroles de cet amoureux, il est facile de se reconnaître, et ainsi de parvenir à mieux se comprendre.
Cesare Pavese expliquait “Quand nous lisons, nous ne cherchons pas des idées neuves, mais des pensées déjà pensées par nous, à qui la page imprimée donne le sceau d’une confirmation. Les paroles des autres qui nous frappent sont celles qui résonnent dans une zone déjà nôtre – que nous vivons déjà – et la faisant vibrer nous permettent de saisir de nouveaux points de départ au-dedans de nous.” Et c’est exactement ce qui se passe avec les Fragments de Barthes. Ce livre fait écho à nos sentiments et surtout il aide à se sentir moins isolé.
Pour concevoir ce livre, Roland Barthes s’est inspiré de différentes lectures (notamment les Souffrances du jeune Werther de Goethe) qu’il a pris soin d’analyser, mais aussi de son expérience personnelle ou de discussions privées. Tout cela lui permettant d’éclairer voire d’expliquer le langage issu d’une relation amoureuse.
Quarante ans après sa publication, Les Fragments d’un Discours Amoureux n’ont pas perdu de leur intérêt. Preuve en est – s’il en faut une – qu’à travers le temps on continue de se perdre dans les tourments de l’amour. Sur le plateau de Bernard Pivot dont est extrait la vidéo ci-dessus, Françoise Sagan répondait à Barthes : “Je crois que les gens ne se rendent pas compte que le risque, le grand risque de la vie, ce n’est pas d’aller au lit avec six personnes déchaînées ! On sort intact. En revanche, quand on tombe amoureux de quelqu’un, même s’il ne vous aime pas et si on n’a pas le moindre contact, on prend un risque effrayant d’être lié, enchaîné.”
Plus récemment, l’écrivain Arnaud Cathrine confiait qu’il achetait un exemplaire des Fragments à chaque relation amoureuse et cochait les sentiments ressentis, constatant que d’une relation à une autre les coches n’étaient bien sûr jamais en face du même sentiment.
Chacun est donc invité à se plonger dans ce livre et à en extraire les fragments qui correspondent le mieux à sa situation mais en voici une très petite sélection qui vous donnera un aperçu de ce que vous pourrez y trouver.
Extraits :
« Suis-je amoureux ? – Oui, puisque j’attends. » L’autre, lui, n’attend jamais. Parfois, je veux jouer à celui qui n’attend pas ; j’essaie de m’occuper ailleurs, d’arriver en retard ; mais à ce jeu, je perds toujours : quoi que je fasse, je me retrouve désœuvré, exact, voire en avance. L’identité fatale de l’amoureux n’est rien d’autre que : je suis celui qui attend.
La résistance du bois n’est pas la même selon l’endroit où l’on enfonce le clou : le bois n’est pas isotrope. Moi non plus; j’ai mes « points exquis ». La carte de ces points, moi seul la connais, et c’est d’après elle que je me guide, évitant, recherchant ceci ou cela, selon des conduites extérieurement énigmatiques; j’aimerais que l’on distribuât préventivement cette carte d’acupuncture morale à mes nouvelles connaissances (qui, au reste, pourraient l’utiliser aussi pour me faire souffrir davantage).
Pour trouve le fil du bois (si l’on n’est pas ébéniste), il suffit d’y planter un clou et de voir si cela s’enfonce bien. Pour repérer mes points exquis, il existe un instrument qui ressemble à un clou : c’est la plaisanterie : je la supporte mal. L’Imaginaire est en effet une matière sérieuse (rien à voir avec l' »esprit de sérieux » : l’amoureux n’est pas homme de bonne conscience) : l’enfant qui est dans la lune (le lunaire) n’est pas joueur; je suis de même, fermé au jeu : non seulement le jeu risque sans cesse d’effleurer l’un de mes points exquis, mais encore tout ce dont s’amuse le monde me paraît sinistre; on ne peut me taquiner sans risques : véritable susceptible ? – Plutôt tendre, effondrable, comme la fibre de certains bois.
Qu’est ce que je pense de l’amour ? – En somme, je n’en pense rien. Je voudrais bien savoir ce que c’est, mais, étant dedans, je le vois en existence, non en essence. Ce dont je veux connaître (l’amour) est la matière même dont j’use pour parler (le discours amoureux). La réflexion m’est certes permise, mais comme cette réflexion est aussitôt prise dans le ressassement des images, elle ne tourne jamais en réflexivité : exclu de la logique (qui suppose des langages extérieurs les uns aux autres), je ne peux prétendre bien penser. Aussi, j’aurai beau discourir sur l’amour à longueur d’année, je ne pourrais espérer en attraper le concept que « par la queue » : par des flashes, des formules, des surprises d’expression, dispersés à travers le grand ruissellement de l’Imaginaire; je suis dans le mauvais lieu de l’amour, qui est son lieu éblouissant : « Le lieu le plus sombre, dit un proverbe chinois, est toujours sous la lampe. »
Savoir qu’on n’écrit pas pour l’autre, savoir que ces choses que je vais écrire ne me feront jamais aimer de qui j’aime, savoir que l’écriture ne compense rien, ne sublime rien, qu’elle est précisément là où tu n’es pas – c’est le commencement de l’écriture.
Vous l’aurez compris, c’est un livre à garder près de soi, sur sa table de chevet, et dans lequel il convient de se plonger sans aucune modération !
Références :
Roland Barthes, Fragments d’un Discours Amoureux
Editions du Seuil, collection « Tel quel »
1977 – 281 pages – ISBN : 978-2-02-004605-3
(1) Charles Baudelaire, Femmes damnées
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