EXTENSION SAUVAGE, le mariage de la danse et du paysage en Bretagne. Ou comment une démarche artistique imaginative épouse un cadre idyllique.
Depuis sa première édition en 2010, ce festival de danse contemporaine au nom puissamment évocateur donne l’occasion de voir de très belles pièces, inédites ou recréées pour l’occasion. En cette saison de festivals, nous nous sommes dit que cette manifestation artistique méritait d’être beaucoup mieux connue, ne serait-ce que pour le cadre merveilleux dans lequel elle se déroule.
« Un projet d’artiste »
Que ce soit aux alentours de la forêt de Combourg ou au cœur des jardins du château de la Ballue, chaque année, des pièces chorégraphiques ont l’occasion de se déployer en toute liberté. Faunesques, parfois lyriques ou drolatiques, elles ont pour décor des bosquets et des théâtres de verdure. Les propositions des artistes n’ont cessé de nous surprendre et témoignent d’une réelle créativité, aiguillonnée par cette scène sauvage. Du reste, la chorégraphe Latifa Laâbissi qui est à l’origine du festival le définit comme « un projet d’artiste » en soi. Nous avons eu l’occasion de l’interroger lors de la dernière édition ; elle nous explique sa démarche et ce qui l’a menée à porter à bout de bras, grâce aux bonnes volontés rencontrées, ce projet un peu fou.
En premier lieu, Latifa Laâbissi nous a avoué avoir eu un coup de foudre pour le château de la Ballue, avant même de penser à la création d’une manifestation artistique. Étant installée depuis de nombreuses années dans les terres environnantes, elle en était tombée esthétiquement amoureuse. Toutefois, déformation professionnelle oblige, elle y a rapidement projeté des corps en mouvement, des compositions… En un mot, elle y a vu un cadre propice aux expérimentations chorégraphiques les plus libres possibles. Cette projection d’imaginaire a finalement pu se concrétiser grâce à l’accueil enthousiaste et sans conditions de la châtelaine, qui s’est retrouvée hôte mais aussi mécène de l’évènement.
À aucun moment, la chorégraphe et directrice artistique de la programmation n’a conçu ce festival « pour toucher un public-cible » et cela nous a semblé particulièrement révélateur d’une conception de l’art bien éloignée des discours sclérosés de la plupart des acteurs culturels. Latifa Laâbissi est venue avec l’idée de faire « une politique de l’art », dans le sens fort du terme ajoute-t-elle, et non « politicienne, avec l’idée de faire du chiffre », se refusant à voir les gens « comme une billetterie ambulante.»
« Un travail de force(s) à force(s) »
Sa démarche, à la fois excessivement recherchée en termes de propositions esthétiques, et en même temps complètement non conventionnelle nous a parue particulièrement inventive. En effet, la création d’un festival, n’est-ce pas habituellement faire appel à des artistes avec leur spectacle clés en main, trouver les budgets qui pourraient vous être alloués, puis faire venir un public déjà acquis ? On fait venir des gens ponctuellement, et on repart. On monte et on démonte des barnums, on s’implante sans s’impliquer, – et surtout sans impliquer des spectateurs simplement transplantés. Latifa Laâbissi défend, quant à elle, une tout autre vision des choses. Elle nous a expliqué son parti pris : il s’agissait pour elle de « remettre en perspective cette injonction du circuit ‘‘production-diffusion’’ à l’intérieur de réseaux déjà en place » ; pour elle, sinon « on tourne en rond. » Elle renchérit : « Il faut sortir du système, afin que l’artiste ait une vraie place dans la cité, une autre place politique, sinon il devient infécond. »
Le choix du modus operandi s’avère au demeurant être « une vraie question au travail dans les sphères de l’art. » Créatrice de formes, la chorégraphe a remis en jeu l’organisation traditionnelle d’un festival. Très implantée dans le territoire qui l’inspire, la chorégraphe a privilégié « un travail de force(s) à force(s) ». Elle nous a confié s’être inspirée pour cela des chantiers participatifs et des pratiques des militants écologistes. Elle a pu observer que l’« on a tout à apprendre d’un terrain qui est ultra-opérant », et ajoute : « même si nous avons gardé intacte l’identité du projet artistique, nous avons repris l’idée de mutualisation. » Cela se traduit par l’implication des habitant.e.s de Bazouges-la-Pérouse dans l’organisation d’EXTENSION SAUVAGE, les plus jeunes sont « pilotes » et beaucoup participent en tant que volontaires. Dans le cadre du festival, les habitant.e.s de Combourg ont également vu la mise en place d’ateliers artistiques tout au long de l’année : encore une façon de s’inscrire dans une autre temporalité, divergente du format one shot.
Par ailleurs, ce festival est vraiment un festival où l’on prend son temps, il est suspendu au rythme de la création. Les corps-spectateurs ne sont jamais brusqués, jamais parqués de place en place mais peuvent à tout moment déambuler dans le parc, revenir sur leurs pas… Et les corps des danseurs sont en osmose avec le calme de la verdure, d’où éclate leur énergie en mille couleurs. Nous avons ainsi pu le voir, lors du solo magistral de Vania Vaneau, magicienne-chamane de Blanc, qui est une recréation s’inspirant librement de L’Après-midi d’un faune de Nijinski.
« D’autres possibilités »
Il est à souligner que c’est grâce à une réelle adaptation de la programmation au lieu que cette dernière prend tout son sens. Elle n’est pas préétablie mais se construit au fil des propositions. Elle se redéfinit avec les artistes, rejoignant la démarche prospective et impliquante de l’organisation même du festival. Les œuvres choisies pour être présentées ne le sont pas d’emblée : en étroite connivence avec Nadia Lauro, scénographe, Latifa Laâbissi prospecte les sensibilités. Toutes deux observent d’abord la manière dont les pièces dansées, et aussi sonores, cette année, pourront s’adapter aux espaces. Les artistes sont ensuite invités à proposer des créations afin de se confronter à ce nouvel environnement végétal. Ils peuvent se rendre au château de la Ballue en amont de la manifestation afin de s’imprégner du lieu… Ils se l’approprient tout en se laissant métamorphoser par lui, se laissant aller à modifier leur projet, à le repenser, se laissant guider par leur inspiration, laissant parfois naître des créations in situ… C’est alors seulement que se fixe à plusieurs une programmation tout en finesse.
Comme le dit justement Nadia Lauro, « les connexions dramatiques se font naturellement au sein du paysage ; c’est ce qui se révèle être le plus intéressant de la collaboration avec les différents artistes : on voit alors réellement ce qui fait sens. » C’est « cette disponibilité aux propositions qui ouvre à d’autres possibilités », souligne Latifa Laâbissi. La dernière édition a ainsi accueilli une proposition loufoque, celle du duo franco-néerlandais de Manuel Cousin et Theo Kooijman, sous forme de théâtre Dada sonore, créée à partir de bandes-son cinématographiques. Pour cette performance répétée (une autre particularité heureuse du festival), l’humour a ainsi pu se frayer une place dans le salon du château, parmi les spectateurs, assis comme chez eux. La performance de François Chaignaud offrait quant à elle une expérience unique : celle d’être en tête-à-tête avec l’artiste, dans un cabinet de feuillages… L’effeuillage de vos désirs allait suivre, percutant vos sens, et pas seulement votre sens esthétique : Aussi bien que ton cœur, ouvre-moi les genoux est une performance où l’artiste met sa maîtrise du chant baroque au service de textes anciennement licencieux. Où chantera-t-on rien que pour vous des sonnets érotiques, une bougie allumée au milieu des bosquets, si ce n’est au château de la Ballue ?
Latifa Laâbissi, une artiste chercheuse
Ajoutons à cela, puisque le temps des festivals est encore loin d’être terminé, que la chorégraphe, éternelle laborantine artistique a continué ses expérimentations dans le « In » du Festival d’Avignon, à la programmation particulièrement ouverte et avant-gardiste cette année. Dans le Jardin de la Vierge du lycée Saint-Joseph, elle a ainsi pu offrir aux spectateurs une pièce en forme de réflexion-création. Fruit d’une collaboration avec celle qui a été son élève, Jessica Batut, Broyage interroge, – en plein air encore une fois – sur ce corps qui est le nôtre, celui de l’homme, de la femme, dansant ; mieux encore : celui de l’enfant que l’on porte en soi parmi la société des adultes hiératiques. Nous avons ainsi pu voir que Latifa Laâbissi, pour avoir été formée au studio Cunningham à New York, propose en France une danse qui ne cesse d’être contemporaine et qui ne cesse d’être singulière. Nous vous recommandons donc chaleureusement de suivre les propositions de cette interprète et auteure en prise avec le monde.
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