Résumé :
Quittée par son compagnon, la narratrice se réfugie à Venise pour échapper à la douleur de son quotidien. Elle loge dans une pension où elle fait la connaissance d’un vieux prince russe ainsi que de Carla et de Valentino, un jeune couple. Déambulant dans les rues vides de Venise, elle fait la connaissance de Dino Manzoni, un libraire dont elle tombe amoureuse et qui lui donne l’espoir que de meilleurs jours sont possibles.
Avis :
J’ai été extrêmement frappé par le côté très durassien de ce livre. Au-delà du fait que l’héroïne lise Le barrage contre le Pacifique, le style de Claudie Gallay est très proche de celui de Duras avec des phrases courtes et incisives. On y retrouve aussi l’usage du « vous » lorsque la narratrice s’adresse à Dino Manzoni, tout comme Duras le faisait pour s’adresser à Yann dans Yann Andréa Steiner. Il y a également les différents niveaux d’histoires : celle de l’héroïne d’abord puis, en second plan, celles du Prince et de Carla. C’est un procédé que Duras avait l’habitude d’utiliser à l’image des Petits chevaux de Tarquinia. Enfin, la narratrice m’a fait penser à Lol V. Stein, pétrifiée dans sa vie après une douloureuse histoire amoureuse.
Avec tous ces points communs avec Duras je ne pouvais qu’aimer ce livre ! Dans ce roman on est loin des contes de fée, Claudie Gallay a pris le parti de nous montrer des écorchés vifs de l’amour. Tous les personnages sont affectés par des blessures amoureuses plus ou moins profondes. C’est probablement cet aspect du livre qui m’a séduit, cette vision assez réaliste des dégâts qu’une relation amoureuse peut provoquer. Bien qu’assez sombre, l’histoire n’est pas totalement pessimiste puisque les protagonistes gardent en eux la volonté d’aller de l’avant et l’espoir de voir venir des jours meilleurs. Venise apparaît ici comme une ville hors du temps et du reste du monde qui agit comme un baume consolateur pour les personnages.
La narratrice est un personnage que l’on connaîtra finalement assez peu. Jamais son nom ne sera mentionné. Cette dépersonnalisation permet de se plonger facilement dans l’histoire, comme si nous allions nous-même à la rencontre des personnages qu’elle côtoie. Parmi ces rencontres, ma préférée est celle du Prince, un vieux Russe extrêmement cultivé qui porte en lui un lourd passé que l’on découvrira progressivement, comme un fil rouge tout au long du livre.
Seule Venise est un livre qui donne envie de prendre du temps pour soi, d’observer sa vie avec un peu de recul et d’aller à la rencontre de nouvelles personnes.
Extraits :
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[tab]Extrait 1/6
– Et vous avez toujours vécu comme ça, au milieu de vos livres ?
– Ce n’est pas la pire des vies vous savez… Et puis je suis un taciturne, la compagnie des livres me va bien. Et vous en France, qu’est-ce que vous faites ?
– Je suis taciturne aussi.
– Vous vendez des livres ?
– Non… Je suis taciturne toute seule, chez moi.
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[tab]Extrait 2/6
Il est des êtres dont c’est le destin de se croiser. Où qu’ils soient. Où qu’ils aillent. Un jour ils se rencontrent.
On est de ceux-là.
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[tab]Extrait 3/6
Il fait tourner le vin dans son verre et il le regarde par transparence.
– La couleur, on dirait du soleil. Goûtez-moi ça !
On boit.
Trop.
Le prince mange avec appétit.
– Il faut tellement de forces pour vivre, il dit comme pour s’excuser.
– Vous avez peur ?
– De quoi ? De la mort ?
Avec son couteau, il coupe le pain. Une tranche chacun.
– La mort est une chose curieuse. Elle m’a hanté de longues années et maintenant qu’elle est là, toute proche, elle ne m’intéresse plus. J’ai sans doute trop pensé à elle. Et vous ?
– Moi, j’ai peur qu’elle arrive avant d’avoir eu le temps de tout vivre.
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[tab]Extrait 4/6
Il me parle de Saint-Pétersbourg. De l’hiver là-bas, quand la Neva gelait. Il s’anime. Il mélange. Ce qu’il a vécu. Ce qu’on lui a raconté. Le château. Les terres autour, tellement vastes que l’on pouvait galoper des jours sans jamais s’arrêter.
– Je suis un arbre déraciné.
Il se tait. Son visage se ferme. Un instant, ses yeux, comme absents.
– Prince ?
Il secoue la tête.
– Prince, pourquoi avoir choisi Venise ?
Il passe sa main dans sa barbe, plusieurs fois, et il reprend sa guirlande.
– Le matin, quand je me réveillais, je voyais les chevaux dans le parc. Je n’avais pas besoin de sortir du lit. Par la fenêtre. Mais c’était à Berlin cela, pas à Saint-Pétersbourg.
Je pose ma main sur son bras, doucement.
– Prince…
Un instant, son visage fatigué. Ses doigts ne bougent plus. Les papiers retombent. Il ferme les yeux. Et ces mots, arrachés.
– Parce que seule Venise me console de ce que je suis vraiment.
– Qui êtes-vous vraiment ?
Il sourit.
– Un homme en exil.
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[tab]Extrait 5/6
Le prince se tait. Il a du mal à respirer. A son regard, je comprends que cet amour qu’il a éprouvé pour Tatiana n’est pas mort. Qu’il est son histoire, la seule, et que cette histoire a traversé sa vie de part en part.
Qu’elle l’a traversé et amené là, dans Venise.
Je pense à Trevor et à tous les hommes que j’ai aimés.
Je pense à vous.
A cet amour que sans doute vous ne comprenez pas. Qui vous laisse étrange. Soucieux.
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[tab]Extrait 6/6
– Vous avez toujours vécu au milieu des livres ?
– Toujours.
– Et quand il n’y a pas de livres ?
– Il y a du temps que l’on m’arrache, du temps que je perds. J’essaye de lutter…
Vous souriez, consentant.
– Mais je m’efforce de gagner chaque jour ma part de bonheur.
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Note :
2004 – 302 pages – ISBN : 978-2-7427-5573-8
Claudie Gallay – Française
Editions Babel