Un siècle les sépare et pourtant le musée Rodin a choisi de les réunir en une seule présentation. Audacieuse, il faut bien l’avouer, l’exposition qui se tient en écho à celle du Grand Palais, joue une autre carte.
Si le Grand Palais a opté pour la monographie et presque l’exhaustivité concernant le photographe du XXe siècle, le musée Rodin a quant à lui fait le choix, particulièrement efficace, de la mise en regard historiographique. La scénographie, adaptée à l’intelligence du projet, en souligne la pertinence. En effet, dès l’entrée dans la salle principale, vous serez frappés : le portrait de Michael Reed (1987) semble être un exact prolongement de L’Homme qui marche (v.1899) de Rodin. Les miracles de la comparaison fonctionnent, le spectateur est frappé par la similitude des images. Les thématiques, aux textes d’exposition très clairs et précis, « Le drapé », « Matière et abstraction », « Mouvement et tension » opèrent les rapprochements entre les démarches stylistiques des deux artistes, jusqu’à l’évidence. Les œuvres du sculpteur précèdent l’application en 2D du photographe, celles du photographe fixent au mur la perfection tendue des bustes, des pieds, des mains de Rodin.
La mise en scène, remarquable, est faite, au cœur de l’espace investi, de cimaises transparentes qui créent littéralement ces échos stylistiques. Le jeu des correspondances s’adapte au regard, aux déambulations. Le jeu est sans fin : où que vous soyez placé.e, une œuvre entrera en résonance avec une autre. Le blanc des cimaises, sobrement, met en relief le noir des photos bichromes noir-et-blanc de Mapplethorpe et des bronzes brillants du géant du XIXe siècle. Enfin, la lumière, matière première des deux artistes est ici maîtresse du lieu, doté de verrières. Dimension supplémentaire des œuvres exécutées par les mains expertes des artistes, elle leur permet dans cet écran de vivre pleinement leur vie deuxième d’objets exposés au regard des spectateurs. Vous succomberez à cet éclairage, lorsque, matinal.e, vous verrez à onze heures les rayons du soleil se mêler au drap dans lequel se tisse la silhouette de Patti Smith, la compagne de toujours, saisie par l’œil méticuleux du photographe.
L’insatisfaction de Mapplethorpe, sans cesse en quête agacée de perfection, se traduit par l’attention portée à la composition. Chaque image est pensée quasiment par le prisme d’une mise au carreau telle qu’elle était pratiquée traditionnellement par les étudiants des Beaux-Arts et les peintres les plus appliqués (nous avons en tête le Serment du Jeu de Paume de David, 1790-1792, sans cesse retravaillé mais inachevé que nous ne connaissons que sous cet angle rigoureusement déroutant). Quelle démarche présidait alors à l’exécution des images du photographe si ce n’est la convocation des icônes classiques de l’histoire de l’art ? Diplômé des beaux-arts du Pratt Institute de New York, il ne pouvait les méconnaître. Ce qui est plus étrange, c’est qu’il n’ait pas voulu, en rebelle discipliné, s’en éloigner. Bien au contraire, l’artiste désire encore dans les années 1980 la forme définitive, parfaite, indépassable.
C’est cette même recherche, quasiment puritaine (Mapplethorpe est issu d’une famille très catholique) qui le conduit à faire de ses objets photographiés des sculptures. Et dans ses ‘‘objets’’, il faut compter bien évidemment tous ces corps, féminins et masculins, sexualisés à l’extrême de la rigueur, et paradoxalement, dés-érotisés. Si les correspondances sont claires entre les deux hommes, les écarts sont mesurables. Chez Rodin, il y a encore la chair, il y a toujours la chair, chez Mapplethorpe, il y a les modelés, mais l’humanité fragile est à trouver dans les rochers, dans les drapés, dans les fleurs. Chez Rodin, tout est chair, chez Mapplethorpe tout est matière ; la chair n’est que matière. Déchargée de sa dimension érotique, et conséquemment, d’une quelconque teneur morbide, elle devient légère, à l’image du chorégraphe et danseur Bill T. Jones, portraituré par Mapplethorpe. L’Homme est glorifié, la poitrine lisse, les muscles en torsion, le ventre offert, le sexe turgescent et puissant ou bien la peau vieillie mais saillante, maîtrisée, il est toujours dans la gloire du mouvement arrêté. Bien loin du fameux ‘‘instant décisif’’ de son homologue Cartier-Bresson présenté dans le même temps au Centre Pompidou, Mapplethorpe choisit pour sa part, la saillie temporelle ; il saisit dans l’immobilisation des gestes, des figures, des postures, les niches où se loge l’éternité. Emporté jeune par le sida, il a auparavant eu le temps de faire ce que bien peu parviennent à réaliser en une vie : à rendre ses contemporains éternels. Mais offrir l’immortalité aux autres, depuis la Renaissance, est bien le propre de l’art et de l’utilité qu’on a voulu lui assigner. Tout ce que la bouche des modèles ne peut exprimer depuis un portrait, les pieds des danseurs, les corps, les cous tendus à l’extrême, chez le photographe disent l’impatience de transcender leur finitude.
Placer Mapplethorpe dans le sillage d’une production artistique aussi prestigieuse que celle de Rodin ne pouvait constituer un plus bel hommage. Placer Mapplethorpe en jeu de miroir avec un tel maître, dont l’œuvre sculpté a imprégné tout le XXe siècle revient à le faire entrer, s’il le fallait encore, dans l’histoire de l’art. Et si nous ne vivrons jamais l’effervescence artistique des années 1960 si bien décrite dans Just Kids (2010), le roman autobiographique de Patti Smith, du moins cette période est à marquer d’une pierre blanche. Preuve en est faite par le musée Rodin. Après votre visite, ou avant, si le cœur vous en dit, vous pourrez admirez les rosiers du jardin, tout en fleurs ce printemps. Vous aussi, saisirez votre appareil peut-être, sensible à la beauté plastique de la nature, tout.e impregné.e encore du regard de l’artiste : après tout, l’art traverse les époques et les supports, jusqu’à l’ère numérique.
Sis du côté des Invalides, proche de son grand voisin, le musée Rodin se place du côté de l’intimité, celle de la fabrique d’un regard. Et si les œuvres de Rodin nous sont pour la plupart familières, c’est la plasticité des œuvres de Mapplethorpe qui est donc mise en valeur. Jusqu’au 21 septembre, vous pourrez vous offrir ce joli contrepoint aux grandes machines curatoriales actuelles.
Informations pratiques :
Musée Rodin
79 rue de Varenne (Paris, 7e)
Jusqu’au 21 septembre 2014
Tous les jours sauf le lundi, de 10h à 17h45
Nocturne le mecredi jusqu’à 20h45
Tarif plein : 12 € / Tarif réduit : 9 €
Pour en savoir plus : site de l’exposition
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