On dit que Frank Gehry voulait perdre ses visiteurs dans cette immense nef d’acier et de verre. Que pour ce faire, il a tissé un réseau de couloirs et d’escaliers. Qu’il a éparpillé les niveaux et les paliers pour que l’on ne sache jamais à quel étage l’on se trouve. Qu’il a entremêlé l’intérieur et l’extérieur en jouant sur les ouvertures et les transparences.
On dit que Frank Gehry a une relation particulière avec la mer. Qu’il voulait que son « iceberg » posé sur l’eau joue avec les reflets du verre et la couleur changeante du ciel, pour n’être jamais le même. Qu’à l’intérieur, le banc de poissons suspendu au dessus du restaurant (appelé Le Frank) fait référence aux souvenirs d’enfance de l’architecte ; à son père qui, lorsqu’il rentrait de la pêche, déposait des carpes dans la baignoire familiale.
Pour découvrir cet édifice mystérieux et organique, se laisser guider par la voix sensuelle de Macha Makeieff. La metteuse en scène confie ses yeux à la caméra et filme son parcours à travers un bâtiment encore fermé au public, presque vide. Elle raconte les impressions, les émotions et les souvenirs qui remontent à la surface. Images et sons sont capturés dans un petit iPod prêté au visiteur qui, s’il veut jouer le jeu, doit calquer ses pas dans ceux de Macha et suivre ses indications, à la manière d’un jeu de piste. S’éloigner avec elle des galeries au contenu très conventionnel et se laisser entraîner dans les méandres et jusqu’aux entrailles du navire de Gehry. Y croiser toutes sortes de personnages : musiciens, danseurs, une jeune femme désespérée qui déverse sa colère dans les coups de son oreiller… et, dans un recoin, la tour Eiffel, à qui la voix de Macha confie les réminiscences d’une nuit de jeunesse. Le paysage, à l’écran et sous nos yeux, ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre, se confond dans le temps. Sont-ce mes pas ou les siens qui résonnent dans cet escalier ? Ce bruit vient-il de l’enregistrement audio ou de la vidéo de Christian Boltanski, 6 septembres, exposée à quelques pas d’ici ? Il y a un charme indicible à re-parcourir le chemin d’une inconnue à laquelle on s’attache, comme si elle avait égrené de petits messages cachés, spécialement à notre intention.
Tout comme les effets de lumière, naturelle et artificielle, l’ambiance sonore est particulièrement soignée. Les œuvres exposées, souvent nées d’une commande de Bernard Arnault, se nourrissent des particularités physiques du lieu et s’inscrivent dans leur prolongement. Avec Inside the horizon, Olafur Eliasson répercute son jaune lumineux sur son environnement grâce à un jeu d’immenses miroirs. Pour Composition for a New Museum, Oliver Beer a placé un chanteur à chaque angle de la galerie 8. Cet espace à ciel ouvert devient un instrument de musique géant qui vibre avec la voix des choristes dont la partition a été préalablement écrite par l’artiste. Chacun, à sa manière, immerge le visiteur dans l’espace architectural, à la frontière entre matériel et immatériel.
A la frontière entre réel et irréel également, le prix de ce caprice architectural, écrin des plus grands noms du marché de l’art. Annoncé 100 million d’euros, le coût réel du navire du groupe Louis Vuitton, ainsi que son coût de fonctionnement, ont été pudiquement tenus secrets. Si la Fondation doit devenir musée de la ville de Paris en 2065, les 14€ de droit d’entrée et les tarifs affichés par la très chic brasserie Le Frank n’ont pas la prétention de la démocratisation culturelle.
Le bois de Boulogne sera-t-il désormais le territoire de la marque de luxe ? Ce serait oublier la proximité du jardin d’acclimatation et de ses placides pensionnaires. Les chiens aboient, la caravane passe.
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