S’il y a quelque chose que notre narrateur déteste, c’est bien de fréquenter les brocantes et vides-greniers, ce “loisir” qui “peut vous entraîner dans cette sorte de léthargie dégoûtante qu’est l’ennui profond, mais peut aussi vous rendre méchant”. Pourtant, en tant que critique d’art, il se doit de pratiquer ce sport.
Afin de rendre cette épreuve moins difficile, sa technique consiste à chercher la pire oeuvre de chaque brocante afin de compléter une collection de “merdes disparates, mais toujours étonnantes ou tape-à-l’oeil”. C’est ainsi qu’il déniche pour une vingtaine d’euros l’un de ces “excréments de l’art”, une peinture sur bois représentant un intérieur hollandais du XVIIe ou XVIIIe siècle.
De retour chez lui, il nettoie le tableau et se rend compte qu’il pourrait avoir une certaine valeur. Une analyse au Carbone 14 lui confirme en effet que le tableau date du début du XVIIIe siècle mais pour en savoir plus il faudrait retirer une tache qui masque une partie de la toile. Piqué par la curiosité, le narrateur se décide à procéder au retrait de cette tache et découvre à sa grande surprise un téléphone S63 commercialisé dans les années 60 ! Comment une toile datée du XVIIIe peut-elle représenter cet objet qui n’a été créé que 300 ans plus tard ? Notre narrateur se lance donc dans une enquête, à la recherche d’informations sur ce peintre mystérieux qui semble exceller dans la prescience… à moins que ce ne soit l’amateur d’art qui sombre dans une douce paranoïa ! Comment être sûr de soi et de ses perceptions lorsque ce que vous voyez défie l’entendement ?
C’est une aventure palpitante que nous narre ici Jean-Bernard Pouy. Qui n’a pas rêvé de faire le coup du siècle en découvrant dans une brocante une toile de maître ? On se plaît à suivre le narrateur dans ses recherches, réveillant le chercheur d’or qui sommeille en nous.
Le style de Pouy est fluide, très agréable à lire et surtout très drôle (voir les extraits ci-dessous). On dévore cette quête que tous les amateurs d’art devraient apprécier.
Maquillée sous une belle dose d’humour, Jean-Bernard Pouy soulève une question passionnante : celle de la valeur de l’art. Doit-on apprécier une oeuvre pour la valeur marchande qu’elle représente ou ne devrait-on pas plutôt laisser les émotions qu’elle nous procure prendre le dessus ? Espérons que la seconde réponse recueillera le plus de suffrages dans votre coeur !
On s’interroge aussi sur l’intérêt d’exposer un téléphone des années 60 dans un musée (Non mais allô ?!). N’oublions pas que le Musée des Confluences a pour objectif d’appréhender notre rapport au monde : savoir qui nous sommes, d’où nous venons mais aussi où nous allons. Son parcours s’attarde notamment sur la question de l’innovation où ce téléphone S63 a, bien entendu, toute sa place !
Extraits :
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[tab]Extrait 1/3
Si je fréquente, même pas assidûment, ces étals sauvages, c’est que j’ai une passion, héritée d’un grand-oncle qui, officier de marine, avait fait le tour du monde, et, à terre, un cabinet de curiosités. Plein de merdes disparates, mais toujours étonnantes ou tape-à-l’oeil. De temps en temps, j’augmentais cette folle collection, en rajoutant aux vieilles merdes des étrons plus récents. (…)
Et où en trouver, de ces excréments de l’art ? Dans les braderies, les brocantes et les vide-greniers. (…)
Elle était coincée entre une pile d’assiettes vertes et blanches, dix euros les vingt, et une statue de saint Tupetu en faux Quimper. C’était une peinture sur bois, sale, maculée, apparemment en assez mauvais état, mais qui gardait un charme certain et me faisait penser à un intérieur hollandais du XVIIe ou du XVIIIe siècle, une enfilade de pièces vides un peu à la manière de van Hoogstraten. C’était sûrement une copie, mais, à première vue, de bonne facture. J’ai fait mon dégoûté en la manipulant, en tentant d’enlever un peu de poussière, et je l’ai eue à vingt euros.
Ma femme a hurlé (« tu la mets où tu veux, mais pas dans la maison ! ») et, de retour à Paris, je l’ai transportée dans mon « atelier ». Je me suis mis à doucement la nettoyer, avec un peu d’eau tiède et savonneuse. Quelques pans du tableau sont réapparus, des couleurs chaudes, des détails délicats, un carrelage noir et blanc. J’ai tenté de faire réapparaître, en bas du cadre, une signature ou quelque chose d’approchant, mais rien. La toile resterait anonyme. J’avais bêtement espéré découvrir un sigle, des initiales, un nom qui m’auraient assuré que j’avais mis la main sur un Taj Mahal miniature.
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[tab]Extrait 2/3
J’ai profité de ce répit pour faire quelques recherches. D’abord le téléphone. Un S63. Nommé ainsi parce que conçu en 1963 par la Socotel, une société qui, pour moi, avait un nom ressemblant plutôt à une boîte important des ananas et des noix de coco. Délicieux. Troisième génération des postes standardisés. Le must : le S63 (DCHFT6720) est arrivé après ses frangins, le PTT24 (DCHFT3784) et le U43 (DCHFT3783).
De la pure poésie.
Tout en plastique, plus quelques éléments en métal et des composants électroniques. Un kilo 480. Haut de 13 cm. 27 cm de long sur 26 de large.
Je m’amusais intensément.
J’étais le seul à savoir qu’il existait déjà, aux Pays-Bas ou en Flandre, quatre cents ans avant, et que des types, la fraise autour du cou, s’en servaient pour réserver une place à bord d’un coche d’eau.
Mais ce n’étaient pas des vérités à énoncer au grand jour. On m’aurait traité de dingue.
Ce que je devenais peut-être…
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[tab]Extrait 3/3
J’avais les jambes qui tremblaient. Je me suis assis sur une banquette installée au milieu de la grande salle. Pas de panique, ça n’allait pas durer. Déjà, depuis le temps honni de ma jeunesse, j’avais toujours craint les musées, que je visitais, étreint par une terreur intense. Les parents devraient réfléchir deux fois et tourner sept fois leur dentier dans leur bouche avant d’emmener la chair de leur chair, le squelette de leur squelette, dans ces horribles morgues surpeuplées de fantômes. Picasso, c’est terrifiant, tous ces gens qui s’enfuient en morceaux qui ne se recollent jamais, James Ensor, c’est déprimant, toutes ces horribles couleurs criardes et éthérées, Van Gogh ou Jérôme Bosch, c’est un cauchemar, sans parler de la Vénus de Milo, en qui les enfants voient une grande mutilée, et sans parler de toutes ces autres femmes difformes aux fesses hottentotes ou callipyges. Et Saturne, le vieillard lubrique de Goya, qui déguste monstrueusement ses enfants, ces mêmes enfants que les parents traînent dans les musées, en dévorant leur mental de la même manière.
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Interview de l’auteur :
Note :
2014 – 76 pages – ISBN : 978-2918698685
Jean-Bernard Pouy – Français
A paraître le 22 octobre 2014
Ce livre fait partie de la collection Récits d’Objets, co-éditée par le Musée des Confluences et les éditions Invenit.
Merci à Libfly et à la Voie des indés qui nous a permis de découvrir cette collection.
A propos du téléphone S63 :
Par Anne-Marie Delattre, responsable des collections scientifiques et techniques, musée des Confluences
Lorsqu’en 1963 la Direction générale des Télécommunications choisit ce téléphone pour l’ensemble de ses abonnés, la France ne dispose que de 3 millions de lignes pour 48 millions d’habitants. Le téléphone est encore un objet rare, les communications sont onéreuses et le raccordement d’une ligne peut prendre des années.
Vingt ans plus tard, le retard est comblé de manière spectaculaire : avec 20 millions de lignes en 1982, dont 80% dans les foyers, le téléphone devient enfin un appareil du quotidien. Le modèle S63 tire son nom de la Socotel, Société des Constructeurs de Téléphone, et de son année de lancement en 1963. Ce modèle de 1980 fabriqué par HPF est composé d’un châssis et d’une coque en plastique injecté de couleur grise, la plus courante, tout en étant commercialisé en orange, bleu, marron et ivoire. Équipé d’un cadran rotatif qui permet de composer le numéro, le S63 bénéficie de plusieurs innovations techniques par rapport à son prédécesseur le U43, parmi lesquelles la sonnerie intégrée à volume réglable, la possibilité de connecter plusieurs postes en parallèle ou encore la prise gigogne ou prise en T. Son design tout en rondeurs et sa diffusion massive en font une icône des années 1960 et de la démocratisation du téléphone. Ses formes caractéristiques inspirent aujourd’hui des modèles de postes fixes à l’instar du Sixty de Sagem, mais aussi des accessoires de mobiles.
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