Résumé :
Philippe Forest part sur les traces du poète Kobayashi Issa. Ce dernier vient de perdre son enfant lorsqu’il écrit le poème suivant :
tsuyu no yo wa – tsuyu no yo nagara – sarinagara
monde de rosée – c’est un monde de rosée – et pourtant pourtant
L’énigme de ce mot sarinagara (cependant) fait l’objet de ce roman : tout est néant mais cependant…
En cherchant à survivre à la même épreuve (la perte d’un enfant), Philippe Forest nous emmène également à la rencontre de Natsume Sôseki, inventeur du roman japonais moderne, et de Yamahata Yosuke, le premier photographe à s’être rendu sur les ruines de Nagasaki.
Une traversée du temps et de l’Histoire mais aussi du Japon, à la recherche d’une forme d’oubli.
Avis :
Quand je lis Philippe Forest, je suis toujours dérangé par la question habituelle « ça parle de quoi ? » Je tente alors de bredouiller une réponse concise : il a perdu une petite fille et il tente de survivre en écrivant. Une réponse qui, forcément, me laisse totalement insatisfait puisqu’elle veut à la fois tout et rien dire. Idéalement, je devrais plutôt inviter l’autre à prendre un café et passer une bonne heure pour lui expliquer toute la richesse de l’œuvre de Forest que ma petite réponse minable ne laisse même pas entrevoir !
Alors comment, dans un article, parvenir à vous expliquer ce qu’est l’écriture de Forest ?… Vous ne voulez pas aller prendre un café plutôt ?! Bon bon… Après la mort de sa fille, l’œuvre littéraire de Philippe Forest s’est centrée sur le deuil. Pour autant, elle n’a rien à voir avec une biographie pathétique de sa vie : Forest cherche dans l’écriture une forme d’échappatoire dont il a pleinement conscience et ses romans se situent souvent à la limite de l’essai. Ainsi, il écrit dans Sarinagara :
Contrairement à ce que tout le monde croit, les livres sont faits pour l’oubli, pour verser dans le grand rien inconsistant que leurs mots méritent. On écrit à seule fin d’effacer, de faire s’étendre encore davantage le vide où vont toutes les histoires et, quand tout s’est perdu, pour guetter le retour des formes qui veillent dans le blanc sans fond de la nuit. Dire que j’avais écrit ma vie pour pouvoir l’oublier prêtait à confusion. Non, en vérité, j’avais écrit afin de faire s’étendre sur mon existence l’oubli au cœur duquel se conserverait sauf mon souvenir le plus vif.
C’est donc dans ce contexte, cette quête d’oubli paradoxalement mêlé de souvenirs, que cinq ans après le décès de sa fille, Philippe Forest part au Japon.
Je voulais m’en aller, tout laisser derrière moi, tourner le dos au monde où j’avais vécu. Je pensais que n’importe quel récit me délivrerait, me conduisant loin de moi.
C’est ainsi qu’il se penche sur trois artistes japonais, chacun marqué par l’expérience du deuil :
A travers Kobayashi Issa, poète du XVIIIe siècle, Philippe Forest rend un vibrant hommage à la poésie et, notamment, à l’art du haïku. Issa a connu une vie pauvre et malheureuse, marquée notamment par le décès de plusieurs enfants. Pourtant (sarinagara !) il continue à voir dans la vie une inépuisable beauté. A la fin de sa vie, Issa écrit :
la vie est courte, le désir est sans fin
La seconde partie du roman est consacrée à Natsume Sôseki. Ce romancier né à la fin du XIXe est envoyé par le gouvernement japonais faire un voyage d’étude en Grande-Bretagne pendant plus de deux ans. Ayant été contraint de laisser sa femme au Japon et manquant d’argent, il passe beaucoup de temps seul avec ses livres. Son retour au Japon est difficile, certains le croient même fou.
Quelques mois après son retour, il perd un enfant, mort-né. Il sera peu affecté par ce décès qui, en revanche, laisse sa femme dans un désœuvrement pour lequel il n’a que peu d’intérêt. Peu après, le couple doit faire face à un nouveau drame : la perte de leur fille de deux ans qui, cette fois, le touchera énormément.
Enfin, Yamahata Yosuke vit une expérience bien différente. Photographe du XXe siècle, il est le premier à aller photographier les ruines de Nagazaki. En analysant quelques-unes de ses photographies, Philippe Forest propose une réflexion passionnante sur notre rapport à l’image et son rôle dans l’évocation du souvenir.
J’avais déjà lu ce roman il y a plusieurs années, j’en étais totalement passé à côté. Aujourd’hui, je sors d’une lecture qui m’a à la fois passionné et bouleversé. Sans doute me fallait-il plus de maturité pour apprécier ce roman japonais.
C’est un livre profondément nihiliste mais – comme toujours avec Forest – d’une grande intelligence. Il ne faut pas voir dans Sarinagara un roman sur la mort mais plutôt sur le souvenir, l’oubli et l’importance de l’écriture. Il faut lire Sarinagara pour prendre un peu de recul sur la vie, pour découvrir trois artistes japonais passionnants et pour la beauté de l’écriture de Forest. Bref, ne passez pas à côté !
Extraits :
Extrait 1/6
Le propre des rêves est de toujours finir par se réaliser. Et le plus souvent, ils le font de manière imprévisible et longtemps différée. Pour cela, il faut d’abord que l’oubli vienne. Toute trace doit en avoir été entièrement effacée afin qu’il ne reste absolument rien du passé. Rien, et c’est bien ; l’univers renversé d’un simple revers de la main pour le délivrer de toute l’accumulation vaine sur lui des choses vivantes. Alors seulement il arrive que le monde de son rêve soit parfois mystérieusement rendu au rêveur : les années passent, on croit ne plus se souvenir et puis un jour, le paysage sur lequel on pose soudain les yeux paraît inexplicablement familier. A proprement parler, il n’y a rien en lui de reconnaissable. Tout reste inconnu, étranger. Pourtant, injustifiée et souveraine, la certitude se tient là, juste devant soi. On se retrouve au cœur du « jaune » très exact d’autrefois, noyé entièrement en lui et reconduit au point même d’où une fois encore, tout recommence enfin.
Le sentiment du « déjà-vu » ne se comprend pas autrement : toute son existence à venir, chacun l’a rêvée enfant et c’est pourquoi, devant tout événement vécu, quelque chose nous avertit obscurément que cela, nous l’avons déjà connu. Chaque expérience nouvelle vient vérifier l’un ou l’autre des vieux récits que le cerveau s’est, il y a bien longtemps, raconté à lui-même dans la nuit. Il faut bien qu’il en soit ainsi. Si secrètement il n’en savait déjà tout, comment l’esprit pourrait-il, le jour venu, soutenir le spectacle de l’affolante réalité sans s’anéantir tout à fait ? La longue répétition nocturne des rêves de l’enfance était nécessaire à la survie : comme une éducation lente au néant qui, inévitablement, viendrait. Ou plutôt : tout a déjà eu lieu. Et la vie adulte, elle-même, n’est que l’étirement d’un songe d’enfant depuis longtemps révolu, son lent affadissement inquiet dans le matin indifférent du temps.
Extrait 2/6
Chez Sôseki, les hommes et les femmes se tiennent, ensemble et séparés, face à une même vérité dont ils ont éprouvé un jour l’amertume. L’amour est le nom qu’on donne à cette expérience partagée. L’amour : oui, ce qui se passe entre un homme et une femme qui s’aiment, les sortilèges un peu sots de la séduction, le magnifique rêve imbécile de n’être plus qu’un et puis l’installation dans la longue et impitoyable tendresse de la guerre conjugale, l’hostilité négociée, les grandes manœuvres et les petits mensonges de l’adultère, le théâtre et les scènes, la paix quotidiennement rompue et retrouvée, le drame dont on se sauve en apprenant les règles du vaudeville. Il y a de tout cela dans Sôseki, sans oublier l’essentiel : l’amour, justement.
Extrait 3/6
Pourtant, je ne voulais pas écrire de roman qui se passerait au Japon – parce que je savais que la formule n’existe pas, que je ne saurais pas en inventer de nouvelle, qui permette de faire autre chose que de répéter les vieilles fables exténuées d’un exotisme convenu. C’est à un tel livre au fond que je pensais tout d’abord : le récit truqué d’une révélation, un conte consolant et finalement mensonger. Mais, depuis, le miroir était tombé. Et du grand fond jaune qu’il avait découvert, d’autres histoires s’étaient mises à parler. Il a fallu un certain temps pour que tous ces récits s’ajustent dans ma tête et que je comprenne le sens que formaient ces fragments de romans. Kobayashi Issa, Natsume Sôseki, Yosuke Yamahata : trois fois une seule histoire, bien sûr, et toujours la même. Et si cette histoire prend pour personnages des artistes (un poète, un romancier, un photographe), si elle dresse son décor dans un pays lointain (le Japon), sans doute est-ce par facilité ou par faiblesse et parce que cette convention en vaut une autre lorsqu’il s’agit de faire tenir des mots autour de quelques images dont la vérité concerne tous les vivants. C’est l’histoire de chacun. Et c’est la mienne aussi. Il n’y a rien qui soit assez fort pour empêcher que reviennent à soi les images de sa propre vie, et qu’elles sortent de l’épaisseur jaune et abstraite où flottent des fantômes.
Extrait 4/6
On se trompe toujours sur le Japon, non pas parce qu’il y aurait – comme le prétendent les faux experts intéressés à l’épaississement du mystère dont ils font commerce – un secret japonais à élucider mais précisément parce qu’un tel secret n’existe pas. Le fond de l’affaire est très trivial. Une seule chose est à comprendre, aussi bête qu’une maxime ou un proverbe : là-bas, c’est comme ailleurs et partout, c’est pareil. Dans sa langue plus choisie, un philosophe écrirait que dans toute existence humaine – quels que soient l’époque et le lieu où cette existence se déroule – l’expérience de vivre fait s’ouvrir le même abîme et que sur le bord de cet abîme identique, les civilisations avec leurs cortèges de croyances viennent seulement disposer le décor au fond indifféremment de leurs vérités vaines et variables. Mais tout est toujours beaucoup plus simple que ne le disent les philosophes. Sur les Japonais, n’importe qui en sait plus long que Heidegger : ils sont comme nous, et c’est tout, ils naissent, ils vivent, ils meurent, comme nous, ils passent d’un néant à l’autre, en essayant de sauver ce qui peut l’être du magnifique désastre d’exister et, comme nous, il arrive parfois que quelques-uns y parviennent.
Extrait 5/6
A quoi tient ceci ? Que la représentation de la vie soit toujours plus poignante que la vie elle-même, que l’on pleure sur un portrait et jamais sur un visage. Qu’il en soit nécessairement ainsi alors que l’intenable pathétique des images vient de la vie et seulement d’elle. Pourquoi faut-il en passer par les images afin que nous soit rendue la vérité des choses aimées parmi lesquelles nous passons ? Pourtant il en est ainsi. Et les larmes ne sont pas même nécessaires à la démonstration.
Pourquoi ? A cette question, la philosophie donne toutes sortes de réponses. Elle dit que l’image étant le signe de la chose, elle en rappelle à la fois la présence et l’absence. Qu’elle ne nous rend l’objet aimé qu’afin de nous signifier que nous en sommes privés. Qu’elle nous désigne sa disparition mais pour nous restituer aussitôt cela qui nous manque à jamais selon le simulacre éblouissant du don. Et il faut le regard second qu’appelle l’image pour que nous parvienne ainsi la vérité de notre vie, offerte et dérobée à la fois.
Extrait 6/6
J’ai plusieurs fois raconté à quoi ma vie se trouvait inexplicablement occupée au tout début de l’année 1995. Sous une forme puis sous une autre, j’en ai fait souvent le récit. Je m’imaginais que ce que je racontais finirait par prendre la place de ce que j’avais vécu et qu’un jour le moment viendrait où je n’aurais plus pour mémoire que de vagues morceaux de romans. Je sais aujourd’hui qu’il n’en est rien. J’ai tout oublié de ce que j’ai écrit. Je me rappelle tout ce que j’ai vécu. N’importe quel lecteur en sait plus long que moi sur mes livres. Et il n’y a plus que moi, sans doute, à pouvoir me souvenir – avec quelques autres encore, moins nombreux chaque jour – de l’expérience dont ils sont sortis. C’est bien. Contrairement à ce que tout le monde croit, les livres sont faits pour l’oubli, pour verser dans le grand rien inconsistant que leurs mots méritent. On écrit à seule fin d’effacer, de faire s’étendre encore davantage le vide où vont toutes les histoires et, quand tout s’est perdu, pour guetter le retour des formes qui veillent dans le blanc sans fond de la nuit. Dire que j’avais écrit ma vie pour pouvoir l’oublier prêtait à confusion. Non, en vérité, j’avais écrit afin de faire s’étendre sur mon existence l’oubli au cœur duquel se conserverait sauf mon souvenir le plus vif.
Note : 2004 – 345 pages – ISBN : 978-2-07-032108-7
Philippe Forest – Français
Editions Folio
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