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Résumé :

Pour illustrer l’un des paradoxes de la physique quantique, Erwin Schrödinger invente une expérience de pensée : un chat est enfermé dans une boite contenant un atome dans un état instable. Si l’atome se désintègre, un appareil déclenche l’évaporation d’un poison qui tuera le chat. De fait, tant que l’on n’a pas ouvert la boite, le chat peut être considéré à la fois comme mort et vivant. Deux états incompatibles mais qui pour autant doivent être considérés simultanément.

Philippe Forest utilise cette expérience comme point de départ de son roman. Dans la nuit, le narrateur voit un chat qui va passer un an avec lui avant de disparaitre. Ce chat, à la fois mort et vivant, lui permet d’entamer une réflexion sur la relation que l’homme entretien avec le réel mais aussi – et surtout – sur tout ce qui aurait pu avoir lieu si nos choix avaient été différents. Un voyage poétique dans tous les univers parallèles des vies que nous aurions pu vivre, afin d’évoquer l’enfance, le destin, la mémoire, le désir ou encore le deuil.

 

Avis :

Philippe Forest - Le chat de Schrödinger

Rassurez-vous ! Si le point d’entrée de ce livre est une expérience scientifique, il ne vous sera pas nécessaire d’avoir des connaissances en physique quantique pour pouvoir vous y plonger. Non, il ne s’agit pas d’un ouvrage scientifique mais bien d’un voyage poétique que nous propose Philippe Forest.

Mais quelle drôle d’idée de partir de la physique quantique ? En fait, c’est plutôt bien pensé ! Etudiant différents états possibles (par exemple qu’un chat puisse être à la fois mort et vivant), la physique quantique crée tout un tas d’univers parallèles dans lesquels se déroulent l’ensemble des phénomènes envisageables. Forest imagine donc que notre vie est l’un de ces univers, perdu parmi la multitude des chemins qu’elle aurait pu prendre si nos choix avaient été différents :

J’en viens à voir le monde comme s’il était très semblable à une grande boîte qui, elle-même, en contiendrait une infinité d’autres dont chacune aurait la propriété que lui prête l’expérience de Schrödinger : recelant donc, en suspension, tous les possibles à la fois dans l’état qui précède l’instant où ceux-ci se précipitent, s’effondrent, pour que se constitue l’apparence unique de ce désastre en forme de mirage qui passe pour la réalité.

Il arrive un moment dans la vie où l’on commence à regarder derrière soi. On a perdu l’innocence de l’enfance et on se demande si nos choix ont été les bons. Quels chemins notre vie aurait-elle pu prendre si nous avions agis différemment ? Le problème, c’est qu’à trop s’interroger sur ces sujets, on en vient à se demander quel est le sens de la vie. Toutes les journées ne sont pas un long fleuve tranquille et nous portons tous en nous des blessures plus ou moins profondes dont certaines ne guériront jamais. Comment se faire à l’idée que certaines personnes ne sont plus là et que toutes celles que vous aimez subiront un jour le même tragique destin ? Comment, dans ce contexte, trouver un sens au train-train quotidien certes nécessaire mais parfois si monotone ? Je repense alors à Céline et à ce passage du Voyage au bout de la Nuit :

C’est l’âge aussi qui vient peut-être, le traître, et nous menace du pire. On n’a plus beaucoup de musique en soi pour faire danser la vie, voilà. Toute la jeunesse est allée mourir déjà au bout du monde dans le silence de vérité. Et où aller dehors, je vous le demande, dès qu’on a plus en soi la somme suffisante de délire ? La vérité, c’est une agonie qui n’en finit pas. La vérité de ce monde c’est la mort. Il faut choisir, mourir ou mentir. Je n’ai jamais pu me tuer moi.

Il ne faut pas être bien vieux pour savoir qu’il faut mettre de côté certains rêves et se contenter d’une réalité parfois douloureuse. Philippe Forest, sait de quoi il parle, il a vécu le drame de la perte sa fille lorsqu’elle était encore enfant (à ce sujet, je ne saurais que trop vous recommander la lecture de l’Enfant éternel). Difficile, donc, ne pas voir dans la disparition de ce chat une dimension autobiographique quand le narrateur s’interroge sur le voyage que peut faire le chat dans l’espace et dans le temps.

Sur la première moitié de ce livre, j’ai eu du mal à suivre Forest dans ses réflexions, certains chapitres étant à mon goût de trop. Mais la seconde moitié s’est avérée passionnante et je n’en suis pas ressorti indemne tant les mots de Forest ont pu faire écho en moi. Dans Le métier de vivre, Pavese disait que lorsque nous lisons, nous cherchons des pensées que nous avons déjà eues, à qui la page imprimée donne le sceau d’une confirmation et résonne en nous d’une façon particulière. Ce livre m’a fait cet effet là, Forest a réussi a mettre des mots là où j’en étais incapable. C’est un livre qui m’a beaucoup touché et qui restera encore longtemps dans mes souvenirs.

Tout comme avant d’ouvrir la boite on ne peut pas savoir si le chat est vivant ou mort, il est impossible de savoir si un livre va nous plaire tant qu’on ne l’a pas ouvert. Pourtant, si vous avez tendance à cogiter parfois un peu trop, je vous invite à lire les quelques morceaux choisis qui suivent et qui devraient vous convaincre de vous plonger sans attendre dans ce très beau livre.

Extraits :

Extrait 1 :

Attraper un chat noir dans l’obscurité de la nuit est, dit-on, la chose la plus difficile qui soit. Surtout s’il n’y en a pas.

Je veux dire : surtout s’il n’y a pas de chat dans la nuit où l’on cherche.

Ainsi parle un vieux proverbe chinois à la paternité incertaine. Du Confucius. Paraît-il. J’aurais plutôt pensé à un moine japonais. Ou bien à un humoriste anglais. Ce qui revient à peu près au même.

Je crois comprendre ce que cette phrase signifie. Elle dit que la sagesse consiste à ne pas se mettre en quête de chimères. Que rien n’est plus vain que de partir à la chasse aux fantômes. Qu’il est absurde de prétendre capturer de ses mains un chat quand nul ne saurait discerner, même vaguement, sa forme absente dans l’épaisseur de la nuit.

Mais Confucius, si c’est de lui qu’il s’agit, ou bien le penseur improbable auquel on a prêté son nom, n’affirme pas que la chose soit impossible. Il dit juste que trouver un chat noir dans la nuit est le comble du difficile.

Et que le comble de ce comble est atteint si le chat n’est pas là.

J’ouvre les yeux dans le noir de la nuit. Des lignes, des taches, des ombres, le scintillement d’une forme qui fuit. Quelque chose qui remue dans un coin et envoie ses ondes ricocher au loin vers le vide qui vibre

Extrait 2 :

Quand ma fille était encore en vie, qu’elle était toute petite, et que la maladie la tenait éveillée dans la nuit, qu’elle appelait, je montais jusqu’à elle, prenant le vieil escalier de bois rouge qui conduisait à sa chambre. Comme la souffrance parfois, malgré la morphine, l’empêchait de dormir, je m’allongeais près d’elle et je lui racontais des histoires. Des contes d’enfants qui lui parlaient d’elle et de nous. Je crois qu’elle n’attendait rien d’autre de moi que la musique régulière d’une voix familière chuchotant pour elle dans le noir. Et quand j’avais épuisé toutes les histoires que je connaissais, nous parlions encore longtemps avant que vienne enfin le répit du sommeil ou que le jour se lève, la lumière passant par l’unique fenêtre qui surplombait la pièce. Maintenant, je me dis, même si je sais que c’est absurde, qu’elle voulait, avant qu’il soit trop tard, que je lui raconte, comme si je les avais sues, toutes les histoires du monde : tout ce qui était, tout ce qui avait été, tout ce qui serait, tout ce qui aurait pu être. Depuis le commencement impensable des choses. Et comme ces histoires, je ne les connaissais pas, je les inventais.

Je crois que c’est à cette époque-là de ma vie que je me suis mis à parler. Il y a plus de quinze ans maintenant. Car avant, je n’avais jamais rien dit. Simplement pour l’accompagner avec les mots d’une voix amie. Incapable de faire autre chose pour elle. Je n’ai pas cessé depuis. Même si c’est d’une autre manière. Je fais les questions et les réponses. Je lui prête ma voix. C’est elle plutôt qui me prête la sienne. Je rêve de moins en moins souvent. Mais la nuit, parfois, cela fait quand même comme une sorte de petit conciliabule dans ma tête. Je reprends là où nous l’avions laissé le fil interrompu de la conversation. Je lui avais promis de lui dire l’histoire jusqu’au bout. Je tiens parole comme je peux. « Tenir parole », c’est drôle comme les mots disent vrai. On ne tient rien d’autre que des mots entre ses mains. Afin qu’ils ne tombent pas à terre avec tout le reste. Ou bien parce qu’il n’y a qu’à eux qu’on peut s’accrocher un peu. Afin de ne pas tomber soi-même dans le vide où tout vous entraîne.

Extrait 3 :

Il y a bien des raisons de mourir. Sans doute y en a-t-il autant de vivre. C’est pourquoi les unes et les autres se tiennent plus ou moins en équilibre : on ne vit pas, on ne meurt pas, on se laisse vivre et puis on se laisse mourir. Moi, les quelques fois où j’avais pensé à me tuer, je sais ce qui m’avait conservé vivant, le motif vraiment dérisoire au regard de tout le reste et qui pourtant avait fait que j’étais toujours là : la curiosité, le désir très stupide de savoir ce qui allait suivre, l’avidité de connaître ce que serait le lendemain vide qui m’attendait. La cause la plus insignifiante peut vous pousser au suicide. Mais, inversement, c’est aussi la moins importante qui peut vous sauver la vie.

Extrait 4 :

Chacun porte plusieurs noms. Prenez mon cas. A l’étranger surtout, on me donne parfois du « professeur ». Il est même arrivé dans certaines circonstances, j’ai eu du mal à garder mon sérieux, qu’on m’appelle « maître », me témoignant une admiration pour le moins démesurée, de celles qu’on exprime sentencieusement à l’intention des artistes et des sages. Et puis comme à tous les hommes, des femmes m’ont dit : « mon amour », « mon cœur », « ma vie ». Ou bien, et c’étaient les mêmes : « pauvre type », « sale mec », « minable » – comme dans la phrase : « Tu n’es vraiment qu’un pauvre type, un sale mec, un minable… »

Que le même individu puisse être simultanément désigné de manières aussi différentes vient assez confirmer que la loi qui vaut pour les particules élémentaires, en dépit du principe de « décohérence », s’applique très semblablement aux créatures vivantes dont les propriétés prétendument objectives dépendent exclusivement de l’observation à laquelle elles se trouvent soumises et qui, dans l’état « suspendu » où elles sont, présentent à peu près toutes les caractéristiques à la fois.

Extrait 5 :

Ce chat, je le prends comme professeur de désir. J’apprends de lui ce que c’est qu’aimer. Il m’enseigne qu’aimer vraiment, c’est aimer pour rien. D’un amour très sensuel mais totalement délivré, ou presque, de tout souci de réciprocité. Où personne ne se considère jamais comme le propriétaire d’autrui et n’estime en conséquence que l’affection qu’il donne doive être payée en retour d’une affection égale. Car il ne viendrait à l’esprit de quiconque qu’il est en droit d’exiger un chat une preuve d’amour. Ni même une marque d’affection. Ce qui n’ôte rien à l’intensité de l’affaire, au contraire, mais la libère seulement de tout marchandage de l’émotion. L’extorsion sentimentale.

– Tu m’aimes ?
– Je t’aime.
– Tu m’aimes vraiment ?
– Je t’aime vraiment.
– Tu n’aimes que moi ?
– Je n’aime que toi.
– Tu es toute à moi ?
– Toute à toi.

Des choses qui se disent entre un homme et une femme. Même quand ceux-ci ont assez vécu pour savoir qu’elles ne signifient rien, que ces mots ont été dits déjà des milliers de fois. Et que, même si elles sont vraies, de telles paroles sont faites seulement pour la nuit où elles se perdent.

Extrait 6 :

Ma folie à moi, il me fallait le reconnaître, avait bien des affinités avec cette sorte de démence douce. On peut croire à une chose et, en même temps, ne pas croire en elle. L’esprit fonctionne simultanément selon différents programmes aux convictions incompatibles, voire carrément antagoniques. J’irai jusqu’à dire que c’est à cette seule condition que l’on échappe à la vraie folie, entretenant en soi plusieurs esprits de manière que l’on puisse, en cas de nécessité, en changer à sa guise et que, quelque part dans le cerveau et sans pour autant que soit menacé l’équilibre rationnel de celui-ci, on puisse trouver parfois le refuge absurde d’une conviction parallèle qui vous permet de supporter la réalité telle qu’elle est en vous figurant qu’elle est en même temps autre que ce qu’elle est.

Extrait 7 :

Je pense souvent à ce qu’aurait pu être ma vie, autrement.
Je me souviens, j’imagine.
Je me revois à tous les âges.
Tous ceux que chacun d’entre nous a été. Très semblable à eux. Tout à fait différent.
Des personnages.
Pas encore assez vieux, je ne le suis pas tout à fait, pour éprouver à leur égard de la nostalgie et m’attendrir sur le souvenir de ce qu’ils furent. Déjà assez, je le suis, pour ne plus trop leur en vouloir de ce qu’ils ont été.
Pas vraiment certain, d’ailleurs, de valoir davantage désormais qu’ils n’ont valu autrefois.
Et les autres.
Selon l’infinie possibilité des possibles.
Tous les si de la vie.

Extrait 8 :

Si j’avais voulu être un autre que celui que je suis devenu. Comme les enfants hésitent au moment d’adresser leur liste au Père Noël entre plusieurs panoplies : docteur, pompier, pilote, cosmonaute, soldat, et puis finissent par se faire au rôle qui correspond au costume qu’ils ont trouvé au pied de l’arbre et s’inventent l’histoire qui va avec et à laquelle, faute d’une autre, ils décident de croire, conservant jusqu’au bout ce même déguisement coloré de héros sous leurs vêtements gris d’adultes. Ou alors : si, voulant être celui que je suis effectivement devenu, j’avais échoué dans ce que j’ai entrepris et n’étais jamais parvenu au but, allant de déconvenue en humiliation, relégué dans un emploi secondaire, ruminant l’amertume d’avoir été privé par malchance de la place de premier plan qui, pensais-je, m’étais due dans la distribution de la pièce.

A supposer d’ailleurs que ce ne soit pas le cas, que j’aie vraiment réussi, comme on dit, et réussi à quoi ? Ce qui est loin d’être démontré. Et dont je suis le premier à douter.

Accablé comme on finit toujours par l’être devant l’immense ratage forcé d’avoir vécu.

Sauf que l’existence est plutôt pas mal faite et que l’on termine en général à peu près satisfait de son sort, quel que soit celui-ci, faute d’avoir pu réaliser ses désirs, se résolvant lentement à ne plus rien désirer d’autre que la pauvre petite part de réalité qui vous a été attribuée et qui vous reste au bout du compte. Ayant, sans en avoir clairement conscience, adapté ses espérances aux exigences de son existence, les ayant petit à petit réduites pour qu’elles prennent à peu près la même forme minuscule de ce que le hasard vous a mis entre les mains. La « peau de chagrin » dont parle le vieux roman se rétractant jusqu’à disparaître enfin dans le rien. Mais selon une morale plus amère : puisque ce n’est pas en accomplissant son désir mais en renonçant à celui-ci que sa vie se rétrécit ainsi. Et plutôt que de devoir affronter une pareille révélation, celle sur laquelle se termine un vieux film mélancolique, citant à sa dernière image quelques vers violents comme le glas qui sonne : « Car la vie est un bien perdu / Quand on n’a pas vécu / Comme on l’aurait voulu », se disant, comme tout le monde en vient à le penser un jour, afin de ne pas désavouer celui que l’on a été, que, si c’était à recommencer, on reprendrait exactement le même chemin car on n’en aurait pas voulu, on n’en voudrait pas d’autre.

Vraiment ?

Extrait 9 :

Une maison de campagne est un grand vide-poches. On y entrepose tout ce que l’on n’a pas le courage de jeter mais que l’on ne peut pas garder su soi. De peur de déformer son pantalon, son veston. Ou bien d’alourdir pour rien son sac à main.

Dans un coin, les cartons où l’on a mis en vrac toute sa correspondance, toutes les lettres reçues conservées dans leur enveloppe – encore heureux que l’on n’ait pas gardé des doubles de celles que l’on a écrites ! –, des archives pratiquement indéchiffrables, missives adressées à soi – mais qui moi ? – à tous les âges de sa vie. Et si on les relisait, on verrait apparaître en creux le visage du destinataire qu’elles dessinent, le petit personnage fat et pathétique qui n’a cessé d’estimer que les annales de son histoire méritaient d’être conservées.

A l’intention de qui ?

Quelques cartons de livres, encore. Car, si grande soit-elle, la bibliothèque ne pouvait les recevoir tous sur ses rayons. Et parce qu’une superstition idiote, un respect imbécile pour le caractère prétendument sacré de la chose imprimée vous interdit de les jeter et que vous ne voyez pas vraiment à qui vous pourriez les donner. (…)

Et puis, tout au fond, à l’emplacement le plus reculé, le plus inaccessible, parce que l’on est tout à fait certain que l’on n’y touchera plus jamais, les boîtes qui contiennent les vêtements d’enfant, lavés, repassés, soigneusement rangés, dans toutes les tailles, depuis le premier âge jusqu’au cinq ans, linceuls pliés à l’entrée de la tombe dont la pierre n’a pas été roulée, comme s’ils conservaient malgré tout l’empreinte d’un corps absent. Tous les livres que l’on lisait, les jeux auxquels on jouait, les poupées, les peluches qui dormaient avec elle. Le contenu de la nursery vide.

Ce qui reste d’une vie si vieille que parfois on se dit soi-même qu’on a du mal à croire qu’elle fut la sienne.

Extrait 10 :

« Faire comme si » est l’expérience de pensée dont, depuis l’enfance, procèdent toutes les autres. Même en sachant qu’il n’en est rien, on fait comme si le monde avait un sens de manière à ce que, pour occuper sa tête de rêveries amies, on puisse se raconter à soi-même l’histoire qui reliera tous ces événements dont le hasard souffle et éparpille la poussière, se disant pour soi-même l’histoire qui commence par le vieil « Il était une fois » de toujours, le sésame d’autrefois ouvrant la porte qui donne sans fin sur demain. Même si on choisit de dire du monde que le seul sens qu’il a est de n’en pas avoir – ce qui revient encore à lui accorder une autre signification, ni plus ni mois avérée qu’une autre –, faisant comme si tout autour de soi n’était que désordre et chaos, absurde carnage où le rien avale tout et n’enfante que des fables.

On invente une autre réalité afin de pouvoir considérer depuis le monde d’hypothèses que l’on se donne celui où l’on se tient, de jouer avec ce qu’il contient, désassemblant les pièces du puzzle pour voir si n’existerait pas une manière de les arranger autrement et de composer avec tous ces morceaux d’un monde en miettes une image plus juste de ce qui est.

Afin que l’histoire, la vieille histoire de toujours, ne s’achève jamais.

Et que tout se raconte éternellement.

De sorte que jamais ne vienne le moment du dernier mot.

Extrait 11 :

Quand arrive le plus grand malheur, on reste les yeux secs.
Parce que toute l’énergie du désespoir vous vient alors en aide et qu’elle vous rend fort comme vous ne l’avez jamais été. D’ailleurs, en de telles circonstances, il n’y a pas tellement le choix. Sauf à s’effondrer. Et l’on se surprend à penser que l’on est devenu indestructible. Mais, un jour, c’est la plus petite peine qui vous trouve infiniment vulnérable. Comme si le néant avait patiemment attendu que vous ayez baissé la garde pour vous toucher au point le plus faible. Lorsque vous ne vous y attendiez plus.

Une pure pichenette pour que tout tombe en poussière.

Chaque deuil, aussi dérisoire qu’il soit, rouvre la plaie profonde d’autrefois. Jamais complètement cicatrisée. La moindre écorchure rouvre les vieilles vannes par lesquelles c’est tout le corps qui se vide. Perdre n’importe quoi équivaut à avoir tout perdu. On se lamente sur la disparition d’une chose, la défection d’un être – à quoi, à qui, si l’on y réfléchit honnêtement, on ne tenait pas tant que ça – comme si c’était une partie de soi dont on se trouvait ainsi amputé. Si chaque souffrance se fait alors aussi insupportable, et même si on la sait sans valeur et presque sans objet, c’est parce qu’elle rend vivante toute la douleur qui l’a précédée : la dernière dose de douleur s’ajoutant à toutes les autres égale du coup en intensité toute la somme des souffrances anciennes que l’on croyait avoir surmontées – et dont on voit bien alors qu’il n’en était rien et qu’elles sont restées intactes.

J’aurais pleuré si j’avais pu : si je n’avais pas perdu le don des larmes il y a longtemps. Me répandant pour rien. Trouvant dans l’expression physique du chagrin une ivresse bien plus grande que celle que procure l’alcool. M’abandonnant à ce vertige très étrange où l’on ressent, comme si soi-même l’on n’était plus rien ni personne, l’anonyme mouvement du monde s’étourdissant dans le néant mais à l’intérieur duquel, comme si l’on existait soudain et de nouveau comme jamais, vous est rendue l’intense certitude de ce qui fut et qui reste le plus vif de votre propre vie.

Extrait 12 :

A la faveur de la nuit, lorsque dans votre existence les ombres se sont épaissies, que la coupe de néant se trouve assez remplie pour qu’une goutte suffise, qui la fait déborder, si bien que le chagrin le plus infime vient vous révéler ce que vous avez toujours su : il n’y a rien d’autre à apprendre de la vie, la seule leçon qu’elle vous donne est celle qui dit que vous sera ôté tout ce que vous avez aimé, il faudrait ne s’attacher à rien ni à personne, et, pourtant, le prix de la perte ne se mesure jamais qu’au prix de ce que l’on a perdu.

Note : Philippe Forest - Le chat de Schrödinger 1

2013 – 331 pages – ISBN : 978-2-07-013897-5
Philippe Forest – Français

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Comments to: Philippe Forest – Le chat de Schrödinger
  • 5 avril 2013

    Ta façon d’en parler m’a donné très envie de le découvrir !

    Reply
    • 5 avril 2013

      Ca me fait plaisir ce que tu dis 🙂

      J’ai vraiment adoré. Il y a une heure j’ai fini un autre de ses livres, « tous les enfants sauf un », qui m’a bouleversé. J’en parlerai bientôt.

      Reply
  • […] qui nous prive peu à peu de toute chose, la terrible leçon qu’énonçait Philippe Forest dans Le chat de Schrödinger […]

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