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Huit ans après Frère Animal, Arnaud Cathrine et Florent Marchet – accompagnés de Nicolas Martel, Valérie Leulliot, François Morel et Bernard Lavilliers – viennent de sortir un nouveau roman musical. Frère Animal Second Tour reprend les personnages du premier opus pour s’intéresser à la montée de l’extrême droite en Europe et tout particulièrement en France, à la veille de la prochaine élection présidentielle.

On y retrouve le jeune Thibaut qui revient dans son village après cinq années passées en prison, prêt à commencer une nouvelle vie. Malgré sa bonne volonté, le retour à la liberté s’avère douloureux. Sa petite amie ne l’a pas attendu, personne ne veut lui donner de travail… seul le “bloc national” lui ouvre les bras.


 

À travers cette histoire, Arnaud Cathrine et Florent Marchet cherchent à comprendre ce qui peut pousser de plus en plus de personnes à s’orienter vers des partis extrémistes, « pas par conviction politique mais par ressentiment ». Nous avons pu nous entretenir avec les deux artistes, qui nous ont parlé de la genèse de leur album.

 

Comment vous est venue l’idée de ce nouveau roman musical ?

Florent Marchet : On avait envie de se retrouver depuis longtemps. On savait qu’on avait envie d’y revenir mais pas pour quelque chose qui ne nous concernait pas autant que le premier sujet qui était le monde du travail. Régulièrement on se faisait des dîners avec Valérie et Nicolas, on parlait de ce qui nous touchait. Rapidement ce qui nous touchait est devenu ce qui nous inquiétait, à savoir la montée de l’extrême droite, le repli communautaire et le fait de sentir que l’air devenait de plus en plus nauséabond. On avait en point de mire les élections présidentielles dont l’issue pouvait nous inquiéter. Pas uniquement en France mais la montée de l’extrême droite en Europe, aux Etats-Unis, le Brexit, l’Autriche… il y a quelque chose malheureusement qui nous fait réagir, qui nous inquiète, qui nous angoisse et naturellement on a eu envie de parler de ces sujets-là. Ca s’est imposé. Il se trouve que ce n’était pas totalement tiré par les cheveux par rapport au parcours de Thibaut qu’on avait laissé en prison, on sait bien qu’en prison vu l’état des prisons française, il y a beaucoup de gens qui entretiennent une rancœur, un discours haineux, une colère.

Par rapport au parcours de Thibaut, il semble avoir un bon fond même s’il est perdu dans sa vie, qu’est-ce qui fait que, pour vous, il tombe dans cette déchéance ?

F.M. : On peut avoir un peu d’empathie pour lui oui. Il n’est pas aimé, il n’est pas regardé, il est isolé. Ca n’excuse pas tout mais pour qu’une société progresse il est extrêmement important d’expliquer des comportements extrêmes. On a juste essayé d’expliquer comment un jeune effectivement sympa pouvait, non pas par conviction politique mais par ressentiment, s’engager dans un parti d’extrême droite et prôner une sorte de haine.

Arnaud Cathrine : C’est en cela qu’on suit Thibaut dans une déréliction. On essaie de le comprendre. Mais a contrario il me semble qu’un des sujets de l’album c’est de prendre notre part de responsabilité. C’est à dire que le monde ne l’attend pas et, même, le monde veut pas de lui. Thibaut, un mec plutôt gentil, c’est vrai, mais il peut être gentil, bien élevé, plein de bonne volonté, si tu as autour un contexte socio-économique qui de toute façon ne veut pas de lui, pas en tant que personnalité mais en tant qu’individu, le résultat était à prévoir. C’est ça que l’on va regarder de façon romanesque.

F.M. : Et puis ça n’explique pas tout, ce n’est pas une fatalité. Il y a peut-être des gens qui auraient le même parcours que Thibaut qui auraient réussi à s’en sortir.

A.C. : Il y a la question de la réinsertion qui est une question cruciale mais même si Thibaut n’avait pas fait ce détour par la prison – il le fait car c’était l’histoire de Frère Animal numéro #1 et que l’on a décidé de repartir de là – mais même sans la prison, Thibaut est juste l’un de ces milliers et milliers de garçons qui basculent dans plein de choses : la délinquance, l’engagement pour un parti extrémiste, le djihad ; c’est l’un des nombreux garçons qui basculent parce que personne ne le regarde. Pourquoi on est perdu ? Parce que tu n’as pas un regard fiable et solide. On ne peut pas se construire tout seul. Tous ces mômes qu’on ne regarde pas et qu’on ne fait que punir à un moment donné, comment tu veux qu’ils deviennent quelque chose et quelqu’un ?


 

Concernant le processus de création, comment s’est passée l’écriture de l’album ?

A.C. : Depuis le début on écrit les textes à deux. Pour moi, une collaboration n’a de sens que si elle est partagée sinon je continue d’écrire mes livres.

F.M. : Ca nous amène à des endroits où on ne serait pas allé tout seul, c’est ça l’intérêt de le faire à deux, l’autre nous surprend et on surprend l’autre.

A.C. : C’est même l’intérêt principal. Florent dit souvent que l’on va faire les poubelles de l’autre, c’est assez vrai. Il arrive à l’un de lancer à la cantonade une idée de quelque chose à venir et parfois l’un s’excuse en disant “bon, tu vois, c’est l’idée…” mais parfois ce sont des phrases assez belles, qu’on assume pas mais on a besoin de la validation de l’autre. Ca consiste à ça écrire avec quelqu’un, dire à l’autre “tu viens de dire quelque chose qui mérite d’être dans le texte, ne le jette pas” et puis il y a une deuxième chose que j’ai découverte sur Frère Animal #2, c’est qu’on écrit des choses pour l’autre. On se connaît extrêmement bien maintenant, et comme tout individu normalement constitué on est conditionné par d’éventuels élans d’auto-censure et j’ai vu assez souvent l’un formuler des choses pour l’autre et l’autre le faire pour l’un. Ce qui consiste à aller plus loin à deux qu’on l’aurait été tout seul. C’est ce que je trouve chez mes éditeurs par exemple, parfois ils trouvent des endroits où je me suis arrêté parce que ça désarmait ma pudeur et mes éditeurs me disent “tu mériterais d’aller plus loin, aller, un peu de courage” et à deux, en plus dans la bienveillance de l’amitié, on arrive à ça et parfois sans même s’en parler. On s’en fout, on s’approprie quelque chose qu’on sait pertinemment appartenir à l’autre et ça se retrouve sur le papier. On est deux grands pudiques or, que ce soit une création d’un album ou sur scène, ça consiste à être dans une exposition risquée. Ce qui est un vrai paradoxe pour des pudiques mais si tu ne risques pas quelque chose sur scène ou dans ta création, le geste est tiède.

F.M. : Il y a une démarche que je n’arrive pas à avoir tout seul c’est l’aspect ludique de la création. Quand je crée seul il y a une nécessité qui est évidente, il y a du plaisir mais pas que, il y a parfois des traversées douloureuses car tu n’arrives pas à exprimer des choses qui seraient pourtant nécessaires. À deux il y a, comme quand on joue au ping pong, cet aspect ludique, amusant, de trouver des phrases qui se répondent. C’est pour cela que ça va vite parfois car il y a une grande détente, on s’amuse, il y a moins la pression que lorsque l’on se retrouve tout seul.

Et dans la composition musicale ?

A.C. : On a fait plusieurs sessions d’écriture, on a quitté Paris, on était en vase clos pendant des jours et des jours. Dans ces cas là on commence presque toujours par le texte et par une réflexion sur la dramaturgie, où on en est dans la narration. Une fois que l’on a un texte ou un embryon, Florent se met soit au piano soit à la guitare et commence à tâtonner, à chercher et là mon rôle est presque inqualifiable, c’est-à-dire que je suis à côté de lui tout le temps et je fais de petits gestes, de petites moues du visage qui lui indiquent si je sens quelque chose ou pas. Je suis dans une espèce de maïeutique, de borborygme à lui dire “vas-y, vas-y !” et c’est tout et vraiment très rarement je dis que j’imaginais autre chose. Et parfois – car il n’est pas avare en compositions – il me lance plusieurs pistes et on en discute. Donc là je suis vraiment témoin de quelque chose qui est en train de naître aussi pour moi, donc je suis comme un interprète qui regarde si ça va me parler.

F.M. : Ce travail là il s’est toujours fait au moment où on écrivait le texte parce que, lorsque c’est versifié, on a besoin d’une métrique mais on en a besoin aussi quand on écrit en prose car on sait que l’on va extraire une ou deux phrases d’un texte en prose pour le mettre en mélodie. En général il y a en premier le texte, un embryon du texte mais on ne va jamais jusqu’à la fin sans avoir la musique. La musique, c’est la BO du livre. C’est la même chose qu’un monteur au cinéma qui va avoir besoin de la musique car ça va orienter son montage.

Nicolas Martel a un rôle très important mais difficile (il incarne un représentant du « Bloc National »). A-t-il eu sa part de liberté dans son personnage pour le moduler ?

F.M. : Il était assez surpris car il a plutôt un rôle positif sur le premier Frère Animal où il amusait la galerie.

A.C. : On lui a dit “ton personnage c’est ça et c’est un personnage difficile”. Il a dit “oui il est difficile, maintenant il va falloir que j’en fasse quelque chose”. Il a beaucoup cherché son personnage car il peut très facilement devenir caricatural. Et un jour Valérie (Leulliot) a dit “mais s’il arrive à enrôler Thibaut c’est qu’il est extrêmement séduisant” et on a dit ça à Nicolas : est-ce que ce ne serait pas une jolie piste que d’aller par là, essaie de nous séduire. Il fallait chercher dans le personnage ce qui est effectivement – et hélas – extrêmement séduisant au point de faire croire à Thibaut que c’est lui qui va le sauver. Je pense que c’est par là que Nicolas est entré dans le personnage et qu’il l’interprète sans caricature.

F.M. : Et sur scène il s’en amuse ! Il y a un truc ludique c’est comme la danse du serpent, il danse. On se disait comment faire cohabiter ce personnage un peu étrange que peut être Nicolas sur scène quand il se met à danser et à bouger, avec ce responsable du Bloc National ? Mais ce n’est pas du tout en contradiction, sur le morceau “Les consignes” il est extrêmement séduisant, jusque dans sa gestuelle.

A.C. : Sur “Une chanson française” il danse ! Il a aussi su aller chercher tout ce qu’il y a de parodique dans Frère Animal car “Campagne”, “Une chanson française”, sont des chansons qui empruntent à la parodie. Il faut bien rire un peu sinon ce serait trop tendu cette histoire. Autant “Les consignes” on a presque rien inventé, on est allé chercher ça dans des choses qui sont distribuées aux militants, des directives internes au parti où on te dit ce qu’il faut dire ou ne pas dire, ça a été des documents précis que nous n’avons quasiment pas changés. On s’est autorisé la parodie qui dit la vérité autrement mais qui dit la vérité. Sur “Une chanson française” il danse ce qui est d’autant plus glaçant vu ce qu’il raconte et il incite le public à danser.

F.M. : Cette chanson est une horreur, conçue pour être l’hymne du bloc national donc quelque chose que l’on retienne et qui soit entraînant. On oublie qu’on est en train de dire des horreurs, c’est la force des mélodies parfois.

AC. : Sachant qu’en terme de réception, notre but avec cette chanson c’était de nous dire comment vous vous entendez cette phrase “surtout n’oublie pas ici tu es chez toi” qui est devenue presque banale, est-ce qu’on arrive à la faire réentendre dans toute son horreur parce que c’est sur une mélodie pop ? Moi ce que je voudrais, ce que j’espère, et on l’a déjà vu dans les concerts, c’est que des gens se disent “mais je peux pas chanter ça, je peux pas danser là-dessus” et là on aura réussi un tout petit peu de ce qu’on voulait faire.

Comment s’est nouée la collaboration avec François Morel ?

F.M. : On avait envie qu’il y ait un narrateur qui soit présent tout au long de l’album et qui ne soit pas que ce soit un de nous, il fallait que ce soit plus tranché et une voix suffisamment singulière pour que ce soit évident qu’il s’agissait d’une autre personne. Rapidement, on a pensé à François. Ça s’est imposé assez vite, on le connaît, c’est quelqu’un que l’on admire et apprécie beaucoup. On aime son engagement dans la vie et dans la société. On vénère le comédien et l’acteur.

A.C. : À l’entendre sur France Inter on savait que c’était quelqu’un de très concerné et qu’il saurait amener quelque chose de très important qui est aussi l’ironie. C’est la touche de Gibolin ! Elle est importante car cette histoire est quand même très tendue mais on ne voulait pas oublier que si on fait ça c’est aussi pour se dire qu’on se sent vivant et pas croulant sous la menace qui nous attend l’année prochaine. On voulait un album vivant et presque vivifiant. Donc il fallait des choses comme la distance extrêmement malicieuse de François.

Et pour Bernard Lavilliers ?

F.M. : La voix aussi, on cherchait un papa. C’est quelqu’un dont on admire le parcours et la voix mais dont on se sent proche dans son parcours citoyen. Il a toujours continué, en tant qu’ancien ouvrier, à parler du monde ouvrier, du pouvoir, de la politique. On avait envie qu’il interprète aussi via l’histoire de son père qui était ouvrier communiste. C’était marrant cette résonance, on se disait que ça fonctionnerait bien.

A.C. : On est autant intéressé par la jeune génération que celle qui est au-dessus de nous. On ne se conçoit pas en autarcie, sans racines, et je trouve ça beau quand on peut travailler ensemble.

Y-a-t-il un troisième Frère Animal de prévu ?

F.M. : Peut-être, on ne l’exclue pas car on est assez fan des trilogies !

A.C. : On va déjà faire vivre celui-là, on voudrait qu’il vive longtemps d’autant que quoi qu’il arrive au second tour des élections présidentielles, s’il y a une fin à peu près heureuse, pour autant le spectacle et l’album, les propos ne seront pas obsolètes malheureusement. Il restera plein de gens à ce point dans le ressentiment et la détresse qu’ils auront voté en France pour le Front National, donc je trouve qu’il y a une nécessité, un sens, à ce que l’on fasse entendre cela au-delà des élections.

F.M. : il y a beaucoup d’experts politiques qui disent qu’on aura le Front National au 2e tour mais si le FN ne passe pas et que l’on continue avec la même politique que sur ces trois derniers quinquennats il est certain que le FN passera la fois suivante. Donc c’est peut-être reculer pour mieux sauter. Mais c’est pas parce que l’extrême-droite ne passe pas à cette élection qu’elle ne passera pas à la suivante.

A.C. : C’est pour cela que le titre Second Tour nous semblait important pour le jeu de mots avec le fait que c’est notre second tour en tant que groupe Frère Animal mais l’enjeu du second tour n’est pas seulement en 2017, il est cinq ans plus tard aussi.

Retrouvez Frère Animal sur scène, au Trianon, le 21 avril.

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