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L’année 2014 a marqué le début des commémorations du centenaire de la Première Guerre mondiale, une occasion de se repencher sur l’histoire, toujours en mouvement du conflit. En effet, l’histoire n’est jamais figée : sur un évènement aussi complexe que la Première Guerre mondiale demeurent des interrogations. Plus encore, la manière qu’ont les historiens de concevoir et de comprendre certaines questions évolue, les thèmes privilégiés changent.

Pour la Première Guerre mondiale, l’une des questions au centre des préoccupations de l’historiographie actuelle est celle du consentement des soldats : comment et pourquoi les soldats ont-ils tenu, notamment mentalement, dans des conditions extraordinairement dures (le mot est faible) qui étaient celles du conflit ?

 

L’homme, instrument premier du combat

 

rousseau-guerre-censuree-couvertureLa guerre censurée, de Frédéric Rousseau présente une tentative de réponse à cette question. L’historien part de ce qu’il appelle un postulat : « l’homme reste l’instrument premier du combat ». Le livre va donc tâcher d’analyser la guerre et la vie du soldat de manière originale, en se concentrant sur le corps des soldats, sur les logiques internes au monde du front. L’ouvrage nous présente la guerre d’un point de vue différent, d’un point de vue très concret, très terre-à-terre, en pénétrant le quotidien des soldats dans tout ce qu’il peut avoir de cru. Pour cela, Fréderic Rousseau travaille à partir de correspondances, de carnets de guerre, journaux intimes, mémoires et romans d’écrivains ayant combattus. Le livre permet de croiser ces témoignages et permet au passage une bonne introduction à l’écriture combattante de la Première Guerre mondiale.

Pour répondre à sa question directrice – qu’est ce que qui explique que les hommes aient tenu pendant plus de quatre ans dans des conditions si difficiles – l’auteur développe plusieurs éléments ou hypothèses. Une première partie s’attache à développer les logiques sociales qui pèsent sur les soldats : les soldats sont contraints par un esprit de groupe, un esprit hiérarchique qui à la fois les fait tenir et les empêche de véritablement se rebeller. Il analyse ainsi l’enjeu que demeurait l’information et la manière dont elle pouvait être utilisée afin de « maîtriser les soldats » (et ce de manière bien plus fine que le simple « bourrage de crâne » qui n’abusait que peu les hommes). Il analyse également le phénomène d’ « esprit de corps » qui à la fois libère l’homme – en lui donnant un sentiment d’appartenance auquel il peut se raccrocher – mais en même temps l’enferme (car, comment ensuite se rebeller au risque de mettre en danger les compagnons, les frères d’armes ?). La répression de la désertion, et la peur du gendarme (qui arrête et démasque les déserteurs) est aussi un élément de pression.

 

Le corps dans la guerre

 

Une deuxième partie se centre sur une analyse extrêmement concrète des sentiments des soldats. Frédéric Rousseau y développe de manière précise le sentiment de peur (sa force, ses manifestations physique), la présence quotidienne de la mort, la question complexe de la sexualité des soldats. L’analyse de la peur est particulièrement frappante. La peur est partout, constante, elle permet de rester en vie. L’auteur présente certaines scènes narrées par les soldats où la peur n’est plus tenable et où les soldats « craquent », deviennent fous. La folie, d’ailleurs est toujours menaçante. On y trouve donc une peinture assez fine de l’environnement mental des soldats. Cette analyse de la peur permet à l’auteur de présenter le principal de ses remèdes, évoqué dans tous les récits de soldats : l’alcool. L’alcool est distribué en grande quantité aux soldats, il accompagne le soldat dans sa vie quotidienne, donne lieu à des phénomènes de socialisation et est un des éléments importants qui permettent de « tenir ».

Ainsi, Frédéric Rousseau nous présente la guerre sous un angle différent. Loin du patriotisme exalté, il met en avant des phénomènes comme la pression du système militaire, la pression du groupe (des copains, des camarades), la pression du modèle de virilité, le caractère extrêmement concret de la peur. Ainsi il affirme par exemple : « Ainsi, à mesure que la guerre se prolonge, on se bat de moins en moins pour la lointaine et abstraite nation des communiqués militaires et des livres d’histoire et de plus en plus pour la nation concrète de ses morts que l’on ne peut avoir été tués inutilement, et de ses vivants, ceux de l’avant avec lesquels on partage le pain gelé et la soupe froide, et ceux de l’arrière ». Autrement dit, la contrainte, physique, morale sociale, est l’un des éléments essentiels qui explique le consentement des soldats à la guerre.

L’ouvrage qui est en ce sens assez radical a d’ailleurs fait polémique, ce qui a amené l’auteur à nuancer sa démarche dans la préface en rappelant : « je ne prétends pas que la contrainte, à elle seule, ait fait tenir les combattants. A l’inverse, je ne prétends pas non plus que le patriotisme était totalement absent des tranchées ». Il soutient plutôt la thèse d’un « faisceau de facteurs » aléatoires selon les hommes, les moments, les secteurs du front, etc.

Pour lui, ces facteurs sont :

  • Le sentiment patriotique, même si l’auteur ne le juge pas décisif
  • L’esprit de corps : amalgame d’amitié, de fidélité, de loyauté, d’orgueil viril, de pression, de solidarité, de conformisme…
  • Accoutumance et capacité psychique de refouler les traumatismes
  • La banalisation et la professionnalisation de l’activité guerrière
  • Les stratégies de survie développée par les combattants avec culture de l’obéissance.
  • Le refoulement rapide des effectifs sans cesse creusés par les morts, les blessés et les prisonniers.
  • L’évasion mentale, la rêverie etc.

***

En résumé, je dirais que ce livre se distingue du fait de son angle d’approche original. La deuxième partie – qui s’intéresse à la guerre dans ce qu’elle a de plus concret, dans l’intimité du corps des soldats – est à ce titre particulièrement frappante. Il permet également de croiser beaucoup de témoignages et d’écritures de guerre. Sous l’uniforme, et quel que soit celui-ci, le soldat reste un homme, contraint par sa nature. Même si les thèses de Frédéric Rousseau peuvent être nuancées – et il le fait en partie lui-même – elles apportent un éclairage nouveau à la question centrale du consentement à la guerre. De plus, le livre est très facile à lire et l’auteur a une écriture fluide et les extraits de témoignages sont nombreux.

 

Références :

 

  • La guerre censurée de Frédéric Rousseau
  • Pour lire une approche différente de la question du consentement du soldat dans le soldat, on peut lire notamment les ouvrages de Stéphane Audoin-Rouzeau, Annette Becker et les autres membres de ce qu’on appelle « l’école de Péronne »
  • Si la question de la polémique entre Frédéric Rousseau et l’école de Péronne vous intéresse je vous conseille l’article d’Élise Julien, « À propos de l’historiographie française de la première guerre mondiale » dans la revue Labyrinthe

 

Illustration : Un bataillon britannique pendant la première guerre mondiale. United Kingdom Government

 

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Comments to: Frédéric Rousseau, La guerre censurée – Plongée dans la vie quotidienne des soldats de la Première Guerre mondiale
  • 4 août 2014

    Passionnant, tout à fait passionnant, terrible et sans doute fondamental de connaitre ce qui a fait tenir ces hommes, ce qui les a empéché de dire non à ce qu’ils constataient sans doute comme une immense boucherie…..c’était aussi presque des enfants pour la plupart. Je vais acheter le livre

    Reply
  • 4 août 2014

    Passionnant, tout à fait passionnant, terrible et sans doute fondamental de connaitre ce qui a fait tenir ces hommes, ce qui les a empéché de dire non à ce qu’ils constataient sans doute comme une immense boucherie…..c’était aussi presque des enfants pour la plupart. Je vais acheter le livre

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